La mise en route d'un plan de vaccination ranime le débat sur l'obligation des mesures sanitaires visant à sauvegarder la santé de toute une population. Controverse parfois animée qui s'invite jusqu'au sein de nos cabinets médicaux.
Entre peur et colère, une marge étroite
...
"Y a d'la rage en moi docteur, on nous flique, on nous contrôle, on nous ment, on nous vole, on nous enferme, on nous empoisonne, Bill Gates et ses complices, tous pourris." Ce n'est plus de la méfiance, c'est de la rage, reprenant en boucle les arguments pêchés sur les réseaux sociaux. S'y mêlent des affirmations scientifiques, des opinions politiques, des jugements de personnes, et la conviction qu'une conspiration du secret se développe, bénéficiant à une minorité avide de gains. Un débat virulent s'entame déjà dans la salle d'attente, animé par un patient jusqu'ici paisible et plutôt soumis devenu rebelle et influenceur sur Facebook. Il rejette indistinctement le masque, la distanciation sociale, la vaccination, Sciensano, les ministres de la Santé, et se serait bien vu escaladant les marches du Capitole s'il avait pu être américain. Il exige des prescriptions pour trois ans afin de prévenir la pénurie organisée de médicaments qu'il pressent, et fera le tour des pharmacies jusqu'à ce que son stock soit complet. Est-il seul? Pas sûr. L'échange apaisé qui se déroule ensuite durant sa consultation révèle davantage un anxieux qu'un révolté. Refusant le masque, il ne sort plus de son appartement depuis six mois, désinfecte ses aliments et tout ce qu'il touche, aère tant et plus, écoute les bulletins d'information en continu et sursaute à tout bruit suspect laissant supposer une effraction de domicile. Il reconnaît à mi-mots une peur incontrôlable de se voir envahi par un ennemi extérieur, englobant le virus autant que son traitement, tout vaccin n'est-il pas in fine un virus atténué, ou quelque chose qui y ressemble? Il refuse le masque, l'assimilant à une muselière l'empêchant de s'exprimer mais pas le gel hydroalcoolique dont il fait abondamment usage. Je prends le temps de l'écouter plutôt que de lui répondre, de le rassurer plutôt que de l'inquiéter, clôturant la consultation par un récit léger susceptible de le dérider. Ecoute-moi une minute m'fi, je vais t'expliquer différemment. Selon un récent sondage effectué la semaine passée, il se trouve en France 45% de personnes, de bonne foi, à refuser obstinément de quitter le pont du Titanic pour rejoindre les chaloupes sous prétexte qu'elles ne sont pas sûres et qu'une d'elles a manqué de chavirer lors d'un précédent sauvetage. Elles paraissent bien trop neuves pour être sûres, et n'ont guère connu la tempête précédemment, la nuit est noire et les vagues sont grosses. Elles ont de surcroît été mises à la mer précipitamment, sans se donner une nuit de réflexion. La rumeur enfle et finit par convaincre les hésitants apeurés, lesquels préfèrent demeurer sur le pont du navire qui chavire, chantant ensemble "Plus près de Toi mon Dieu" en espérant qu'un miracle empêchera le naufrage. C'est leur choix mais pas le mien. On se quitte bons amis, et il me demande - sait-on jamais - de le prévenir quand les vaccins seront disponibles "pour sa vieille maman". J'ai été nourri de Ronsard, Villon et Verlaine, et aujourd'hui j'aime Soprano, ce rap tendre qui recrée le quotidien avec dix mots décrivant un moment serein. Paroles sans prétention comme ces Simples, plantes médicinales cultivées à l'ombre des abbayes, incomparables pour panser les plaies. A ma consultation cet après-midi, une autre Simple, octogénaire modeste et isolée, dont l'existence est faite de craintes et d'écoute compulsive des journaux d'information relayant la mortalité liée au Covid-19. Un petit studio sous les toits l'abrite, d'où elle part en expédition vers ses trois continents: la pharmacie, le Colruyt, le Delhaize. Sur sa route, une pause, seul contact "humain" de ses journées, le temps d'un câlin à un énorme chien de berger yougoslave à l'encolure large et aux yeux d'amande affichant une expression de tranquillité, mais jamais de crainte. Il lui fait une fête à cent mètres dès qu'il l'aperçoit, elle lui apporte des biscuits vitaminés canins, une vraie rencontre. Elle imagine sa vie, il doit se sentir seul comme elle pour la célébrer ainsi quand elle lui balance des "mon petit chou" et des "je t'aime tu sais bébé". Et elle rentre chez elle en attendant demain.