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En 2013, un nouveau syndrome baptisé "acute-on-chronic liver failure" (ACLF) a été défini dans la sphère des maladies du foie. Cette "insuffisance hépatique aiguë sur fond chronique" fut mise en évidence à travers une étude prospective portant sur des patients souffrant d'une cirrhose décompensée caractérisée non seulement par des défaillances organiques hépatiques et extra-hépatiques, mais également par une mortalité à 28 jours supérieure à 15%. Il s'agit de patients atteints d'une cirrhose qui, à la suite d'un facteur précipitant (infection, hémorragie digestive...), dérive très vite vers une situation aiguë des plus préoccupantes. "Dans 50% des cas, ils doivent être hospitalisés aux soins intensifs et y être placés sous dialyse, ventilation mécanique ou encore vasopresseurs", fait remarquer le Pr Thierry Gustot, hépatologue, directeur du service de transplantation de l'Hôpital universitaire de Bruxelles (HUB). L'ACLF se décline en trois grades. Grade 1: une défaillance d'organe. Grade 2: deux défaillances d'organes. Grade 3: trois défaillances d'organes ou plus. Cette catégorisation repose sur un score appelé CLIF-SOFA, lequel se réfère à six systèmes ou organes - la circulation, les reins, le foie, la coagulation, le cerveau et les poumons. "On commence seulement à décrire les mécanismes fins impliqués, mais la séquence temporelle des défaillances est le plus souvent la suivante: dysfonctionnement du foie, puis de la coagulation, des reins, du cerveau, de la circulation et enfin des poumons", rapporte Thierry Gustot. Par définition, l'origine première de l'ACLF est une cirrhose, mais celle-ci n'est pas nécessairement connue au moment où un facteur précipitant, comme une pneumonie, initie l'ACLF. "Au grade 3, la mortalité à 28 jours est de 77%", précise en outre notre interlocuteur. Depuis qu'elle a été définie en 2013, l'ACLF interpelle les centres de transplantation. D'autant que 30 à 40% des patients admis dans un hôpital tertiaire avec une cirrhose décompensée relèvent de ce syndrome. Le problème initial venant du foie, la question est: une transplantation hépatique permettrait-elle de résoudre les défaillances d'organes et, partant, de sauver des malades? Question controversée s'il en fut jusqu'au moment où différentes études rétrospectives européennes et américaines suggérèrent que lorsque des patients étaient sélectionnés pour une transplantation, les résultats en termes de survie post-transplantation s'avéraient tout à fait acceptables. Toutefois, ces travaux ne fournissent aucune donnée quant à la manière de sélectionner les malades éligibles. C'est dans ce contexte que l'European Foundation for Chronic Liver Failure (EF CLIF) a entrepris en juillet 2021 l'étude CHANCE, une approche observationnelle multicentrique à l'échelle mondiale - Amérique du Nord, Amérique latine, Asie, Europe. L'objectif poursuivi était double. D'une part, savoir si les patients souffrant d'une ACLF de grade 2 ou 3 ont accès rapidement à une transplantation quand ils sont placés sur une liste d'attente ou si certains meurent pour ne pas avoir reçu une greffe assez tôt. D'autre part, déterminer si ceux qui ont bénéficié d'une transplantation survivent suffisamment pour justifier la greffe. "Quelque 12 à 15% des personnes qui sont listées pour une transplantation hépatique, toutes pathologies confondues, n'y ont pas accès en raison d'un manque de greffons disponibles", indique le Pr Gustot. Pour le rein, par exemple, une attente avant transplantation relativement longue est moins dommageable que pour le foie, dans la mesure où les patients peuvent être dialysés. Par conséquent, il y a peu de mortalité sur liste. Pour le coeur ou le poumon, idem. Mais pour le foie, il n'est pas concevable de donner un greffon à quelqu'un qui a une faible probabilité de survie post-transplantation. Il faut qu'elle soit d'au moins 50% à l'horizon de cinq ans. "Sinon, ce n'est pas un décès, mais deux, qu'on va déplorer!", insiste le directeur du service de transplantation de l'HUB. Aussi, selon son expression imagée, ne peut-on "ouvrir les vannes" ; une sélectivité s'impose. Et la tendance était d'écarter les candidats ressortissant aux grades 2 et 3 de l'ACLF, considérant que la sévérité de leur maladie les condamnait à une survie post-transplantation trop limitée. L'étude CHANCE s'est terminée en octobre 2023 au niveau du recueil des données. Elle incluait 1.024 patients répartis en trois groupes. Le premier rassemblait des malades avec une ACLF de grade 2 ou 3 et ayant bénéficié d'une transplantation hépatique. Il cohabitait avec deux groupes contrôles, l'un composé de malades souffrant de la même pathologie mais non éligibles pour une transplantation à cause de contre-indications, l'autre formé de malades souffrant d'une cirrhose décompensée sans ACLF de grade 2 ou 3, inscrits sur liste d'attente pour une transplantation. Une analyse intermédiaire des résultats portant sur 832 participants a d'ores et déjà été présentée en séance plénière au congrès de l'EuropeanAssociation for Study of the Liver (EASL) qui s'est tenu à Milan en juin 2024. "La majorité des décès chez les patients transplantés survenant dans les trois premiers mois suivant la greffe, nous avons analysé les résultats post-transplantation en nous référant à cette période", explique Thierry Gustot. "Deux d'entre eux sont essentiels. Primo, la transplantation hépatique chez les patients avec une ACLF de grade 2 ou 3 est associée à une survie à trois mois statistiquement équivalente à celle des patients transplantés pour une cirrhose décompensée sans ACLF - respectivement 9% et 7% de mortalité. Constat inattendu et remarquable car, sans greffe, 85% des patients avec ACLF de grade 2 ou 3 meurent dans les trois mois. Secundo, on dénombre 28% de décès sur liste d'attente au sein du groupe des patients avec ACLF de grade 2 ou 3, soit environ deux fois plus que chez les malades atteints d'une cirrhose décompensée sans ACLF de cette gravité."À la lumière de tels résultats, le Pr Gustot conclut à une forme d'injustice envers les patients en proie à une ACLF de grade 2 ou 3 quant à l'allocation des greffons. Vu l'urgence vitale que réclame leur état et le niveau de surmortalité qui en découle, il estime qu'ils devraient être prioritaires. Ce qui implique que le score MELD appliqué par Eurotransplant pour l'allocation des greffons soit amendé pour ce groupe de malades. Sur la base des recherches rétrospectives et de l'engouement suscité par l'étude CHANCE, un programme pilote (25 patients) est d'ores et déjà en cours en Grande-Bretagne - non affiliée à Eurotransplant - pour prioriser ces malades. S'agissant de l'étude CHANCE, il reste à confirmer que les résultats livrés par l'analyse de quelque 80% de l'échantillon sont généralisables à la totalité de ce dernier. Issue hautement probable. Se pose par ailleurs une question essentielle: jusqu'à quel degré de gravité de sa maladie un patient ACLF de grade 3 peut-il être inclus dans une liste d'attente en vue d'une greffe de foie? "C'est pour répondre à cette interrogation que nous allons entreprendre une étude CHANCE 2.0, laquelle devrait durer approximativement deux ans", commente Thierry Gustot. "Si nous incorporons dans les listes d'attente des malades trop sévèrement atteints en pré-transplantation, le risque de mortalité en post-transplantation devient inacceptable. Il faut donc fixer une limite."Ce raisonnement doit se fonder notamment sur le fait que le secteur de la transplantation est en perpétuelle mouvance. Il faut y voir la main des avancées technologiques et pharmacologiques. Elles conduisent à un assouplissement des critères requis pour les dons d'organes et, par là même, à un accroissement constant de l'offre de greffons. "Ainsi, précédemment, on ne transplantait pas le foie d'un donneur de plus de 65 ans", dit notre interlocuteur. "Aujourd'hui, on peut placer un organe âgé sur une machine à perfusionex vivo, observer son évolution et, pour autant qu'il réponde bien à l'ischémie, le transplanter sans risque de non-fonction primaire du greffon." De surcroît, des protocoles expérimentaux sur machine de "defating" visent à éradiquer la stéatose hépatique qui, si elle est importante, constitue une cause de non-fonction primaire des greffons. L'évolution permanente du secteur de la transplantation se traduit également par une autre réalité susceptible de concerner tous les types de greffes: il arrive que le développement de certaines technologies ou de certains médicaments permette d'éviter une transplantation jugée jusque-là indispensable à la survie d'un patient. Le Pr Gustot cite l'exemple de la mucoviscidose, grande pourvoyeuse de greffes pulmonaires jusqu'il y a peu. Aujourd'hui, l'apparition de nouvelles molécules thérapeutiques a changé sa prise en charge, rendant le plus souvent superflu le recours à une transplantation.