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Philippe Pinet livre un travail richement documenté qui se lit avec une égale passion, que l'on soit médecin, biologiste, historien des sciences de la vie, musicien ou tout simplement mélomane. L'ouvrage constitue un voyage inédit et original à travers l'histoire de la musique dite " classique "1.La prétention de l'auteur n'est pas de faire oeuvre de musicologue. Son intuition est tout autre. La musique est d'abord ce langage qui va du génie créateur d'un compositeur, éprouvant dans son être toute la palette des sentiments humains, à l'âme de l'auditeur via le plus intime des interprètes.Homme d'immense culture, Hermann Hesse exprimait cet échange de manière magistrale : " C'est le secret de la musique qu'elle n'exige que notre âme, mais qu'elle la veuille toute entière."2Le point de vue développé par l'ouvrage est original: quelle est l'inluence de la maladie et de l'approche de la mort sur les compositions d'un musicien ?La galerie des compositeurs retenus est impressionnante : Guillaume de Machaut (1300-1377) ; Haendel (1685-1759) ; Mozart (1756-1791) ; Schubert (1797-1828) ; Robert Schumann (1810-1856) ; Chopin (1810-1849) ; Liszt (1811-1886) ; Moussorgski (1839-1881), dont la fantastique Nuit sur le Mont chauve, en sa version chorale, la plus saisissante, porte la marque d'un génie absolu, livré à la désespérance de l'alcoolisme, de la solitude, composant en quasi autodidacte un Boris Godounov, " corrigé " par Rimsky-Korsakov et par Chostakovitch, mais dont la partition originale, âpre et rugueuse, est considérée comme l'une des plus puissantes de l'histoire de l'opéra ; Debussy (1862-1918) ; Bela Bartok (1881-1945), atteint d'une leucémie myéloïde chronique ; Pergolèse (1710-1736) ; Carl Maria von Weber (1786-1826) ; Gaetano Donizetti (1797-1848), qui traîna une syphilis durant toute sa vie à l'instar de Hugo Wolff (1860-1903) et de Baruch Smetana (1824-1884), le fondateur de l'opéra national tchèque.Certes, le tour d'horizon est incomplet. Si l'absence de Joseph Haydn ne détonne pas (il mena une vie tranquille, comblée d'honneurs), celle de Beethoven dans ce panorama est étrange : mais l'auteur de la 9e Symphonie, des derniers quatuors et des dernières sonates pour piano seul, de Fidelio, de la Missa solemnis ne mérite-t-il pas un ouvrage consacré à sa seule personne ?Quant à Robert Schumann, il semble bien qu'il ait été bipolaire. Dès ses premières oeuvres de jeunesse pour le piano solo, affleure une tension entre deux humeurs, incarnées par Florestan et Eusébius, les jumeaux organisateurs des Davidsbündlertänze, opus 6, des Variations sur un nocturne de Chopin, opus 15, de Carnaval, opus 9, suivis d'autres carnavals plus sombres, Kreislenaria, opus 16, ou les Phantasiestücke, opus 111). Non traitée (à son époque, on ne connais- sait ni les neuroleptiques ni les thymorégulateurs), sa maladie évolua jusqu'à la " folie " du compositeur. Quelle fut-elle ? Une littérature secondaire considérable lui est consacrée et il est à craindre que le sujet ne sera jamais épuisé. Il se jeta dans le Rhin pour échapper au " la " qui résonnait dans son esprit.Le " la " ! La note, jouée par le premier hautbois pour que l'orchestre puisse s'accorder, résonnait donc dans l'esprit souffrant de Schumann. Sans doute cette note lancinante rappelait-elle au compositeur l'harmonie déchue de son " Moi ", tragiquement émietté. On sait que le compositeur mourut dément dans un asile.Patrice Pinet prend acte d'un déplace- ment des problématiques médicales au cours des siècles. Durant le XXe siècle, les grandes épidémies récurrentes (la peste, le choléra, la tuberculose, la syphilis, notamment) disparaissent ou sont contrô- lées par l'arsenal thérapeutique qui se constitue. La syphilis, autrefois traitée par des sels d'arsenic, est aujourd'hui gérée avec succès par la pénicilline. En revanche, les addictions, les cancers, les affections psychiatriques - les troubles de l'humeur notamment - envahissent le champ nosographique.Un livre qui aide à vivre la musique du grand répertoire sous un angle inédit et qui confère à la collection " Médecine à tra- vers les siècles " des Editions L'Harmattan (Paris) une dimension nouvelle.