Les jeunes nés après 2010 appartiennent à une génération singulière, à la fois transparente, fragile et stigmatisée à outrance.
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Toutes les générations ont leurs spécificités, mais certaines se démarquent plus que d'autres de leurs devancières. C'est le cas de la "génération de verre", celle des enfants nés après 2010, avec cette particularité de ne jamais avoir connu un monde sans réseaux sociaux. Dans un essai publié en février, le Pr Bruno Humbeeck, psychopédagogue et directeur de recherche au sein du service des Sciences de la famille à l'Université de Mons, insiste sur deux caractéristiques cardinales de cette nouvelle génération: sa transparence et sa grande fragilité. C'est pourquoi elle éveille la métaphore du verre. Elle a toujours été immergée dans un univers où, pour exister vraiment, chacun, ou presque, ressent le besoin d'alimenter le monde virtuel de tous. Le Pr Humbeeck évoque le risque d'une "tyrannie de la transparence" qui mélange pernicieusement ce qui relève de l'intimité et ce qui tient de l'intime. L'intimité appartient à la vie privée, mais certaines de ses composantes (les revenus dont on dispose, par exemple) sont susceptibles d'être rendues publiques quand les révéler n'est pas de nature à nuire à la construction identitaire de la personne concernée ni à constituer un véritable danger pour elle. L'intime, en revanche, est confiné dans des frontières qui doivent rester hermétiques et intangibles, quels que soient la pression sociale exercée et le caractère plus ou moins permissif de la société. Ainsi, nulle pression sociale ne peut inciter ou obliger quelqu'un à exposer sa nudité, à faire part de ses fantasmes et pratiques sexuels ou à se mettre en scène dans des conduites à caractère sexuel. Les réseaux sociaux ont instillé une culture du "grand déballage". Aussi les enfants et adolescents de la génération de verre manifestent-ils une forte propension à ne plus opérer de distinction entre l'intimité et le monde intime, mettant par là même en grand danger leur construction identitaire et l'estime de soi. Sous l'empire des réseaux sociaux, l'image que l'on donne de soi est reine et l'identité tend à se restreindre à la sphère virtuelle. Pour la génération de verre, la préoccupation n'est pas tant de se présenter, mais de se vendre. Il faut être vu et recueillir un maximum de likes. "Nourris aux écrans depuis leur naissance, les adolescents ne sont plus ces bêtes sauvages qu'il fallait traquer patiemment en se tenant à l'affût pour espérer les photographier. Ils se sont parfois métamorphosés en bêtes de foire avides d'être pris en photo et toujours prêts à réaliser une mise en scène d'eux-mêmes qui les met en valeur et les donne en spectacle", écrit Bruno Humbeeck. Afin d'attirer l'attention sur les réseaux sociaux, les jeunes de la génération de verre sont très friands de "réels", courtes vidéos où ils se produisent dans le but de toucher un public virtuel aussi large que possible. Ils s'adonnent fréquemment au jeu d'une surenchère quelquefois sans limite. "Sur TikTok, par exemple, les conduites à risque peuvent devenir particulièrement dangereuses", indique le Pr Humbeeck. À ses yeux, les réseaux sociaux s'acquittent moins d'une fonction de communication que d'installation du prestige de soi. Instagram propose même un tutoriel aux adolescents d'une douzaine d'années pour la réalisation des "réels". Il leur y est notamment conseillé d'utiliser des filtres pour camoufler les imperfections de leur corps. "Ces images falsifiées ne correspondent pas à la connaissance effective que l'adolescent a de lui et mettent en avant des qualités qu'il sait ne pas posséder", dit Bruno Humbeeck. Ce qui est de nature à impacter notablement l'estime de soi. La seconde grande caractéristique de la génération de verre est sa fragilité. Elle s'enracine surtout dans les crises majeures très anxiogènes qui se sont imposées à cette génération alors que ses membres étaient à l'âge où l'on cherche à se construire une identité: la pandémie de la covid-19, une guerre à nos portes, une planète en danger qu'il faut sauver. À ces trois vecteurs d'une profonde anxiété se greffe encore une forme d'anxiété plus individuelle découlant des incertitudes générées par la crise économique et un univers socioprofessionnel en mutation qui rend flous les projets d'avenir. En outre, un phénomène inédit contribue beaucoup à la fragilisation de cette jeune génération: le flux incessant d'informations qui lui parviennent en temps réel et qu'elle capte sans prendre le recul nécessaire pour les analyser et les hiérarchiser, mais dont elle incorpore la charge d'anxiété. Dans ce climat de fulgurance informationnelle, toute nouvelle, importante ou futile, tend à être traitée de manière identique. Ce problème est particulièrement saillant chez les jeunes de la génération de verre parce que leur cerveau, insuffisamment formé au niveau de ses connexions (matière blanche), est moins apte que celui de l'adulte à relier les informations entre elles, à autoriser une distance critique. Dès lors, le jeune risque notamment d'être prompt à adhérer aux théories complotistes, d'autant qu'il gravite essentiellement dans l'entre-soi que les algorithmes des réseaux sociaux lui ont attribué et qui entretiennent chez lui la conviction que le monde est son monde. "L'enseignement ne doit pas surajouter des informations à celles que l'adolescent a déjà recueillies, mais lui apprendre à creuser les savoirs, ce qui est le support de la véritable érudition", recommande le Pr Humbeeck. Il ne faudrait pas que l'anxiété qui fragilise la génération de verre soit systématiquement perçue comme un symptôme de pathologie mentale. Il convient d'opérer la distinction entre une anxiété lucide, qui représente un indice d'intelligence et d'adaptation, et une anxiété invasive jetant l'adolescent en pâture à une anxiété généralisée, des phobies, des attaques de panique ou des TOC. Plus que ses adolescents, c'est la société actuelle qui est malade. Les jeunes de la génération de verre n'en sont pas moins stigmatisés à outrance. D'aucuns parlent d'une "génération sacrifiée", de "googelisation des cerveaux" ou encore d'une "génération de crétins". Des mots très durs qui ne peuvent que renforcer leur fragilité et éroder leur estime de soi. Selon Bruno Humbeeck, l'éducation doit se modifier en profondeur pour tenir compte des réalités nouvelles. Avec la génération de verre, le mépris, la raillerie, le désintérêt, le dénigrement ne sont pas de mise. Selon le psychopédagogue, quatre principes directeurs devraient guider l'action des parents et de l'école: "être disponible sans être envahissant, partager l'anxiété de l'adolescent en restaurant la confiance, être intéressé par tout ce qu'il vit sans paraître intrusif, être tolérant sans se révéler permissif." Alors, le verre aura de grandes chances de briller et de s'iriser.