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Sociologue, ancien directeur de recherche du CNRS, auteur de nombreux ouvrages et enquêtes sur l'individu et ses identités, Jean-Claude Kaufmann lance avec ce livre pessimiste, un cri d'alarme quant aux dérives de notre " hyperdémocratie ", société dans laquelle gronde la colère des laissés-pour-compte, des déçus de l'Europe et pointe le spectre d'une démocratie de plus en plus sécuritaire, où l'individu, paradoxalement confronté à une infinité de possibilités proposées notamment par la toile, atteint par la " fatigue d'être soi ", se rétracte et se tourne vers des choix simples, voire simplistes, face à une réalité de plus en plus complexe. Une attitude qui fait le jeu des populismes, bien aidés par des algorithmes auxquels les êtres humains sont bien trop contents de laisser le soin de choisir pour eux et de voir ces robots leur proposer une vision manichéenne de la réalité, puisque basée sur deux chiffres...La politique est d'après vous devenue émotionnelle, favorisant le populisme, s'apparentant à de la publicité dans le cas de Berlusconi, Grillo ou Trump.Oui, des phénomènes très étonnants apparaissent comme en Ukraine, où ce comédien qui jouait le rôle d'un candidat qui se faisait élire dans une série, se voit élu à son tour : on observe une identification de l'électeur à des images, emporté par des émotions, entraînant ce que je nomme la fluidité de la décision.Jusqu'il y a quelques générations existait un cadre de pensée qui se transmettait : des familles de gauche ou de droite, des cultures politiques installées dans des systèmes d'habitude, qui se transmettaient. Aujourd'hui, la décision est de plus en plus instantanée et se joue sur des détails.Il n'y a pas de programme, mais des images ?Oui, c'est ce que je nomme populisme liquide qui, au début, prend des formes surprenantes : Berslusconi n'est pas au départ antipathique, et Grillo faisait vraiment rire... Certains aspects peuvent paraître sympathiques, divertissants puisque nous sommes dans la culture du divertissement.Voilà pour le mode d'entrée vers le pouvoir de ces nouveaux mouvements populistes. Mais leur évolution les pousse immanquablement vers des formes de pouvoir qui peuvent constituer bien des dangers.Edward Bernays, inventeur des relations publiques, avait montré la voie il y a un siècle, en contribuant à faire basculer l'opinion américaine en faveur d'une entrée en guerre par le pourtant au départ pacifiste Président Wilson. Ce que l'on observe aujourd'hui n'est-il pas le résultat d'un phénomène initié il y a longtemps ?Bien sûr, mais vous vous placez là du côté des metteurs en scène ; le facteur-clé, dans cette mutation anthropologique, consiste en ce que représente l'individu dans la société : nous sommes issus d'une société où l'individu se voyait cadré et porté par des institutions, qui lui définissaient une morale, un cadre de vie, une vérité, qui lui étaient fournis de l'extérieur. Par contre, aujourd'hui, et c'est que j'appelle l'hyper-démocratie ; et lui est offerte la possibilité, de se définir, de faire lui-même son choix. C'est à la fois un espace de liberté et de responsabilité extraordinaire, mais également une charge extrêmement lourde. Cette notion de charge mentale, " La fatigue d'être soi " est au coeur de notre mode sociétal. L'individu y tente de simplifier, d'avoir des idées un peu rapides, changeantes, des emportements ; face à ce désir a émergé une organisation, une structure des populismes, notamment sur internet, destinée à capter et organiser ces flux émotionnels.Les algorithmes, et donc les chiffres, ont pris le pouvoir, qui permettent une simplification, une justification, évitant un jugement nuancé écrivez-vous : vous citez notamment comme exemple, le classement de Shanghai des universités. Croit-on désormais au chiffre comme on croit en la religion ?Oui. D'ailleurs, je le vis tous les jours au travers des demandes d'interview dans la presse. On me contacte parce qu'un chiffre est tombé : un seul, pas l'ensemble. C'est ce qui fait preuve. Face à la complexité de la société, de l'être humain, est née la nécessité de simplifier : mais en simplifiant, l'on trahit systématiquement, ce qui peut se faire de manière importante.Certains chiffres fonctionnent, mais restent des indicateurs. Les sondages électoraux, dont on se gausse souvent, font partie des sondages les plus performants : ils sont rôdés, répétitifs, permettant de corriger les marges d'erreur. Ils constituent un indicateur réel, mais en même temps il y a trahison, comme dans le cas du quotient intellectuel par exemple : l'intelligence se révèle multiple et prend plusieurs formes toujours plus nombreuses.Face à cette complexité de plus en plus grande, on définit une mesure, un chiffre qui permettent de gérer les problématiques, du point de vue de toute administration, de tout gouvernement, de manière beaucoup plus simple.Au niveau des individus, cette approche offre un repère, certes, mais qui ne représente qu'un aspect de la réalité, plus ou moins trompeur selon les cas, et qui opère un vaste transfert vers ce que j'appelle le monde parallèle. À savoir que les chiffres peuvent être introduits dans des équations, puis dans des algorithmes qui s'autorégulent de plus en plus. Dans le domaine de l'économie et de la finance, c'est manifeste, mais ce n'est pas le seul domaine : on se simplifie la vie en trahissant la réalité et en se dépossédant de plus en plus. Il existe un bonheur à se déposséder, lié à la problématique de la charge mentale ; la fatigue d'être soi. Tous ces petits appareils qui nous simplifient la vie et dont nous sommes demandeurs, constituent une autre manière de restreindre l'espace d'exercice de la citoyenneté aujourd'hui.L'algorithme serait-il le nouveau Dieu dont l'homme a toujours besoin ?Oui. Mais un Dieu totalement vide. L'autorégulation par les algorithmes ne s'inscrit dans aucun projet de société. La seule chose dont on parle c'est la croissance, qui est la fille très pauvre de l'idée de progrès au 19e siècle, issue des lumières : vouloir tout comprendre de la société, " la grande raison ", couplée à l'idée d'un progrès moral. Évidemment, il s'agissait une illusion, mais une idée forte qui emportait toute une collectivité.Aujourd'hui, la croissance est un concept un peu vide : il faut que cela continue à avancer, et si la croissance n'est pas là, nous aurons des ennuis. Sous-entendu, la croissance correspondrait à l'idée de progrès.Les algorithmes sont en effet une sorte de nouveau dieu qui nous soustrait à notre pensée, notre jugement : nous sommes emportés par leur propre logique, mais sans aucun projet de société. Un élément qui s'ajoute au rejet du système : la déception s'accroît. Chacun dès lors se construit son petit univers, et se sépare de la grande société, laquelle ne parvient pas à désigner un horizon qui soit intéressant pour tous.Face au choix infini d'internet, écrivez-vous, les individus font celui rassurant de vivre dans la bulle d'un micro monde, un entre soi numérique et ceci dans le but de préserver leur identité. On évite ainsi la relation avec l'autre différent ?On parle de soi et c'est de plus en plus une conviction, une croyance qui peut être laïque ou religieuse : on affirme sa certitude. Internet ne fait que renforcer les convictions. Il est d'ailleurs frappant d'analyser sur les forums de discussion du Net comment les personnes s'expriment : à coups de " je pense que ". Il n'y a pas ce minimum d'écoute de l'autre, de la différence et, à partir de celles-ci, la volonté de tenter de trouver un chemin commun pour avancer ensemble. Aujourd'hui, la logique est celle de l'affrontement qui se développe, qui m'apparaît comme très dangereuse et à surveiller. Une aggravation de la crise économique suffirait à provoquer des violences terribles.Tocqueville écrivait que les Américains préfèrent perdre un peu de liberté au profit de leur confort. Nous sommes tous américains désormais ?Cette phrase est très juste. Confort dans des sens divers : sécurité sans effort mental, bien-être et divertissement.La perte de liberté, nous l'acceptons par exemple au nom de la sécurité, notamment au niveau du pouvoir policier dont nous allons valider le développement. La société en est réduite à réduire justement les espaces de liberté et d'expression des libertés. Il en va de même pour le monde de la pensée, de la communication et d'internet : devant la montée de la violence verbale, l'état développe la régulation et ce faisant restreint les libertés. Il existe donc un consensus dans l'évolution de cette société qui donnera moins de liberté en échange de la sécurité, du confort, du développement du bien-être personnel et du divertissement.