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Longtemps, la mémoire fut décrite comme une entité monolithique. Il y a une quarantaine d'années, cette vision fut battue en brèche par des travaux de neuropsychologie et de psychologie cognitive. Ils postulaient que la mémoire était constituée de plusieurs systèmes et sous-systèmes indépendants en interaction, possédant chacun des soubassements neuroanatomiques spécifiques. C'est ainsi qu'en 1995, le chercheur canadien Endel Tulving, de l'Université de Toronto, suggéra l'existence de cinq systèmes de mémoire principaux : la mémoire épisodique, la mémoire sémantique, la mémoire procédurale, les systèmes de représentation perceptive (PRS) et la mémoire de travail.Selon ce modèle, la mémoire épisodique permet le stockage et la prise de conscience d'épisodes personnellement vécus par le sujet - mardi dernier, j'ai déjeuné avec mon frère dans un restaurant où il faisait étouffant. La mémoire épisodique serait donc le support de notre histoire individuelle. Aussi, une fois lésée, conduirait-elle à l'amnésie.La mémoire sémantique, elle, sert à l'acquisition de connaissances générales sur le monde. Grâce à elle, nous savons non seulement que Madrid est la capitale de l'Espagne et que Nelson Mandela fut le premier président noir de l'Afrique du Sud, mais également, par exemple, comment se comporter dans un restaurant. En outre, la mémoire sémantique renfermerait une carte cognitive des lieux connus - villes, quartiers, maisons, etc.Le conducteur d'une voiture débraie de façon automatique lors de chaque changement de vitesse. Et les doigts d'une secrétaire se dirigent automatiquement vers les touches du clavier de son ordinateur. Pour Endel Tulving, de tels processus sont imputables au troisième système mnésique : la mémoire procédurale, laquelle est impliquée dans l'apprentissage de nouvelles habiletés perceptives, motrices ou cognitives. Difficilement accessibles à la verbalisation, les connaissances qui y sont stockées reposeraient sur des apprentissages ne pouvant s'acquérir que par l'action.Quatrième pièce du puzzle, les systèmes de représentation perceptive prennent en charge le stockage de la forme et de la structure des objets, des visages et des mots, à l'exclusion de leur signification.À l'instar des mémoires épisodique, sémantique et procédurale, les PRS ont trait à la mémorisation à long terme. Quant au court terme, il est du ressort du cinquième système de mémoire proposé par Tulving : la mémoire de travail, dont la mission est de maintenir temporairement une petite quantité d'informations sous une forme aisément accessible pendant la réalisation de tâches cognitives diverses. Un calcul mental, par exemple.La mémoire ayant perdu son statut d'entité homogène, le modèle de Tulving a abouti à une refonte des stratégies de rééducation des troubles mnésiques. En d'autres termes, l'accent ne devait plus être mis sur la restauration des facultés perdues, mais sur un processus de réorganisation fondé sur l'exploitation des systèmes de mémoire préservés.Depuis, de l'eau a coulé sous les ponts. Si les cinq systèmes de mémoire définis par Tulving demeurent aujourd'hui des bases théoriques solides, le modèle du chercheur canadien pèche par manque de transversalité, par une vision réductrice des processus sous-jacents mis en oeuvre. Par exemple, quand il postule que les troubles des patients amnésiques sont imputables à la seule défaillance de leur mémoire épisodique.Comme l'indique Christine Bastin, neuropsychologue, chercheuse qualifiée du FNRS et responsable de l'équipe Vieillissement Pathologique et Mémoire du GIGA-Centre de Recherches du Cyclotron de l'Université de Liège, " des études ont montré qu'il arrivait qu'un patient amnésique rencontre aussi des difficultés en mémoire de travail ". Faut-il s'en étonner ? Non, selon elle, puisque la mémoire à court terme n'a finalement d'autre fonction que de mettre, dans le focus attentionnel, des informations stockées à long terme. Admettons que nous composions un numéro de téléphone après l'avoir consulté dans le bottin : que faisons-nous si ce n'est réactiver temporairement des représentations (en l'occurrence des chiffres) déjà connues ?D'où un changement de paradigme : un des principaux courants actuels dans le champ des études sur la mémoire a pour socle la notion de représentations. " L'idée que véhicule ce courant est que l'individu stocke dans son cerveau les représentations des différentes composantes du monde et que suivant les tâches à réaliser, une même représentation sera utilisée par des processus spécifiques ", explique Christine Bastin. Est ainsi mise à l'honneur une approche intégrée de la mémoire avec une transversalité des processus.C'est dans ce contexte que la neuropsychologue et six autres auteurs, dont en particulier Marie Geurten, chercheuse postdoctorante, ont publié récemment un article dans la revue Behavioral and Brain Sciences1. Y est justement proposé un modèle intégré de la mémoire, dans le but d'élucider l'organisation de la mémoire épisodique et d'orienter les recherches futures sur la nature des déficits rencontrés chez les patients souffrant de troubles mnésiques, spécialement les patients amnésiques et Alzheimer." Les modèles de la mémoire épisodique mettent en exergue deux fonctions impliquées dans la capacité d'un individu à déterminer si un stimulus a déjà été rencontré ou un événement vécu auparavant : la recollection et la familiarité ", dit Christine Bastin. Et de préciser dans un article de la Revue de Neuropsychologie, Neurosciences cognitives et cliniques que " la recollection fait référence à la récupération consciente et contrôlée d'une information en lien avec son contexte spatio-temporel d'apprentissage alors que la familiarité fait référence à une fonction relativement automatique de récupération de l'information sans rappel du contexte d'apprentissage ". Bref, la recollection s'assimile à un voyage mental dans le temps au cours duquel le sujet éprouve le sentiment de revivre un événement - Nous étions sur la plage de Juan-les-Pins avec mes parents quand... La familiarité, elle, repose sur l'impression plus diffuse et décontextualisée d'avoir déjà rencontré auparavant un certain stimulus - Cette personne, je l'ai déjà vue quelque part...Durant les deux dernières décennies, de nombreux débats ont porté sur l'organisation de la recollection et de la familiarité au niveau cérébral. D'autant que, dans certaines pathologies, telle la maladie d'Alzheimer, y compris les mild cognitive impairments (MCI), troubles cognitifs isolés annonciateurs, dans environ 50% des cas, d'une future maladie d'Alzheimer, on observe de possibles dissociations entre l'altération de la recollection et celle de la familiarité. Si la recollection est altérée dès les premiers stades de la maladie d'Alzheimer, les résultats des études divergent quant à la précocité de l'atteinte de la familiarité. Or, cette question n'est pas anodine, loin s'en faut, car, en clinique, les interventions neuropsychologiques visent à amener les patients à utiliser des capacités préservées, en l'occurrence la familiarité dans le cas qui nous occupe.Les neuroscientifiques de l'ULiège se sont nourris de l'ensemble des modèles théoriques de la mémoire pour proposer un modèle intégré basé sur l'état des connaissances actuelles. Chemin faisant, ils ont constaté, non seulement à travers l'exemple de la maladie d'Alzheimer mais aussi à travers celui de l'amnésie, que la familiarité met en oeuvre plusieurs processus dont certains peuvent être sélectivement altérés au gré des cas. Dès lors, la nature des tests employés lors des études scientifiques, selon qu'ils sollicitent tel ou tel processus, peuvent déboucher sur des résultats contradictoires. Mais précisément quels sont les processus impliqués dans la familiarité ? C'est la question que nous aborderons dans notre prochain numéro.