Perte de poids, fatigue, difficultés motrices, troubles de la mémoire et ralentissement de la marche... Quelques critères cliniques simples permettent de repérer les personnes âgées fragiles. Pour certaines, le processus est réversible grâce à des interventions multidisciplinaires.
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Le Dr Nicolas Berg, gériatre au CHU de Liège, interroge malicieusement: "Qui a le plus de risque d'annuler son concert? Adamo ou Stromae? Il ne faut pas tout centrer sur l'âge, mais aussi sur la fragilité. Dès qu'on parle de soins, on est très hospitalo-centré, on va penser service de gériatrie, puis maison de repos, éventuellement revalidation. Or, il faut aussi s'intéresser aux personnes âgées qui n'ont pas besoin de soins.""Avant, la gériatrie, c'était la médecine des vieillards. Ensuite, on a parlé de la médecine des personnes âgées et aujourd'hui, le terme à la mode c'est "les aînés". On ne peut pas parler de "LA" personne âgée, comme si c'était un tout! Non, ce groupe est extrêmement hétérogène. L'immense majorité est en bonne santé et a une bonne qualité de vie, ce ne sont pas ceux dont on parle le plus", précise-t-il. "À l'inverse, ceux que je rencontre dans mon service de gériatrie, en général, n'ont pas un médicament, mais une brouette! Ils sont dépendants, mais je ne juge pas leur qualité de vie parce que certains qui sont extrêmement dépendants sont heureux. Ils ont une espérance de vie limitée par rapport à ceux qui sont en forme. Il y a plein de stades intermédiaires qui font la richesse et la difficulté de leur prise en charge. C'est dans cette marge qu'on va parler du concept de fragilité." Qu'est-ce que la fragilité? Selon la Société française de gériatrie et gérontologie clinique, "la fragilité est un syndrome clinique qui reflète une diminution des capacités physiologiques de réserve, qui altère les mécanismes d'adaptation au stress. Son expression est modulée par les comorbidités et des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et comportementaux. C'est un marqueur de risque de mortalité, d'incapacité, de chute, d'hospitalisation et d'entrée en institution. L'âge est un déterminant majeur de fragilité, mais n'explique pas à lui seul ce syndrome. La prise en charge des déterminants de la fragilité peut réduire ou retarder ses conséquences, et certaines interventions rendent la fragilité potentiellement réversible." Une étude a montré que quand un patient arrive dans un service de gériatrie, la fragilité multiplie par deux le risque de mortalité, et elle double la durée de séjour et le risque d'institutionnalisation. "La fragilité trouve son origine au niveau moléculaire et cellulaire, avec éventuellement des différences génétiques, du stress oxydatif, des maladies inflammatoires, des maladies chroniques... Il y a des atteintes physiologiques comme la sarcopénie, l'ostéoporose, des troubles immunitaires, etc. Et puis, il y a la clinique - ce que tout le monde peut voir -, comme la perte de poids, la diminution de la vitesse de marche et de l'endurance, la fatigue...", indique le gériatre. Les critères de Fried reprennent les points à repérer: perte de poids involontaire (>5 kg sur un an), vitesse de marche diminuée, faiblesse musculaire, fatigue et dépenses énergétiques dans le quintile inférieur (<383 kcal/semaine pour les hommes et <270 pour les femmes). Il y a aussi le CFS, le 'Rockwood Clinical Frailty Scale': "Cette échelle est faisable en pratique clinique courante, à domicile, en maison de repos, à l'hôpital. De plus en plus d'études démontrent que c'est aussi un excellent facteur pronostique."En pratique clinique, on distingue trois catégories: -Les personnes robustes qui peuvent avoir des pathologies chroniques bien contrôlées (HTA, diabète ...) ou de lourds antécédents (cancers traités) qui n'affectent pas les fonctions physiques, la qualité de vie. C'est la majorité (50-60%) des plus de 65 ans. -Les personnes dépendantes qui ont de grosses incapacités pour les activités de base (s'alimenter, marcher, s'habiller, se laver, aller aux toilettes, être continent) sont confinées au domicile ou institutionnalisées. Cet état de dépendance est souvent irréversible, surtout s'il est dû à une maladie chronique ou dégénérative. Cela représente plus de 10% des plus de 65 ans. -Les personnes fragiles: selon les critères de Fried (perte de poids, épuisement ressenti, vitesse de marche ralentie, baisse de force musculaire et sédentarité). S'il y a ? trois critères, la personne est fragile (10% des plus de 65 ans), s'il y a un ou deux critères, elle est pré-fragile (30% des plus de 65 ans). "Ces personnes peuvent avoir des besoins médicaux (HTA, diabète...) parfois importants, souvent non satisfaits car non référencés. Mais c'est la population cible optimale pour prévenir la dépendance. Si on intervient de façon multidisciplinaire, on peut faire revenir le patient de fragile à robuste. C'est fondamental! Une fois que vous êtes fragile, un événement peut vous faire devenir dépendant, et là, il est quasi impossible de repasser de dépendant à robuste", insiste-t-il. Qui aurait besoin d'une évaluation gériatrique complémentaire? Le questionnaire G8 (ONCODAGE) est un outil de dépistage gériatrique qui permet aux oncologues d'identifier, parmi les patients âgés atteints de cancer, ceux qui devraient bénéficier d'une évaluation gériatrique approfondie. Huit questions (perte d'appétit, perte de poids, motricité, problèmes neuropsychologiques, IMC, prise de plus de trois médicaments, le patient se sent-il en meilleure ou moins bonne forme que la plupart des personnes de son âge, âge), d'une valeur de 0 à 2 ou 3. Si le score atteint 14, on peut réaliser une évaluation gériatrique. L'outil de repérage des personnes âgées fragiles du Gérontopôle de Toulouse [1,2] peut également orienter. Le patient vit-il seul? "Oui, non, ne sait pas". Perte de poids au cours des trois derniers mois? Se sent-il plus fatigué, a-t-il plus de difficultés pour se déplacer depuis ces trois derniers mois? Se plaint-il de sa mémoire? A-t-il une vitesse de marche ralentie (< 1 m/seconde)? Si on répond "oui" à une de ces questions, on peut faire une évaluation de la fragilité en hôpital de jour. Enfin, l'outil ICOPE (Integrated Care for Older People) de l'OMS [3] permet aussi de détecter les gens qui se fragilisent. Les items évalués sont toujours les mêmes: vitalité, capacité visuelle, auditive, problèmes cognitifs, psychologiques, locomoteurs. Il existe une application smartphone pour faire ces tests (sauf pour l'audition) de dépistage grâce à des questions simples. Par exemple, pour la mobilité, chronométrer le temps mis pour se lever cinq fois d'une chaise. "Il est peu répandu en Belgique parce qu'on ne peut pas le relier à une base de données", se désole le Dr Berg. "Alors qu'en France, ça fonctionne, et on peut donner des alertes au médecin traitant. Dans certaines régions, ce sont les postiers qui vont faire l'ICOPE, ça prouve qu'il ne faut pas être soignant pour le faire.""Si le test est bon, on ne va pas plus loin. Sinon, on évalue la prise en charge des maladies sous-jacentes, mais aussi l'environnement social et physique: si vous habitez au troisième étage sans ascenseur, les problèmes sont différents que si vous résidez au rez-de-chaussée. Il faut donc chaque fois faire un plan personnalisé et s'assurer qu'il soit mis en route, c'est une prise en charge globale.""On a beaucoup de médecine curative chez nous, on est très hospitalo-centré. En fait, il faut aller repêcher les gens avant qu'ils n'aient des problèmes. En gériatrie, on nous demande d'essayer de faire en sorte que les patients ne deviennent pas dépendants, donc de prévenir la fragilité. Mais la fragilité, il faut y penser même quand rien n'y fait penser! Et il faut un plan d'intervention: bouger, boire et manger. La nutrition et l'exercice physique, c'est fondamental. Il faut aussi voir ce qui se passe au niveau médical et intervenir.""Il faut dépister mais, j'insiste, ce sont des interventions multidomaines qui permettent de prévenir cette fragilité et donc, secondairement, la dépendance. C'est parfois des moyens simples, par exemple, pour la mobilité ; avant, les gens bougeaient sans s'en rendre compte. Aujourd'hui, prescrire de faire le tour de son quartier, ça ne marche pas, il faut trouver des motivations...", conclut Nicolas Berg.