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Le journal du Médecin : Vous dites que le dopage fait le dopage. Qu'entendez-vous par là ?Dr de Mondenard : Ce n'est pas la difficulté de l'effort qui pousse les sportifs à se doper. Ce qui les y incite est qu'ils sont presque tous persuadés que ceux qui se montrent plus forts qu'eux recourent à des substances illicites. Aussi n'ont-ils de cesse de se les procurer à leur tour.En 1952, Fausto Coppi est interviewé par la RAI. À l'époque, aucune loi antidopage n'a encore été promulguée et donc rien n'interdit de se doper. Il peut parler. " Ceux qui ne prennent pas la "bomba" sont des hypocrites ", dit Coppi. La " bomba ", la dynamite, est le surnom des amphétamines. Différents journalistes m'ont raconté que lorsque Fausto Coppi arrivait à table, à l'hôtel, lors des courses à étapes, il sortait toujours une dizaine de fioles d'une serviette de ministre. Il absorbait un comprimé, puis, trois minutes après, un deuxième, et ainsi de suite. Aux tables voisines, les coureurs des autres équipes avaient l'air hagard. Gino Bartali rapportera que, durant le Tour d'Italie de 1946, il passait son temps à faire les poubelles de Coppi. C'est une pratique classique. Un coureur français me disait régulièrement: " Je suis sur le point de trouver ce que prend Merckx. " Ils s'imaginent tous que les autres ont un truc. Et ils veulent en bénéficier également.En outre, on ne prête qu'aux riches. Étant le meilleur coureur de son époque, Coppi a été à la base de la diffusion des amphétamines dans le peloton, par exemple. De toute façon, tous les athlètes sont dans le " système ", de sorte qu'ils considèrent qu'absorber des produits n'est pas répréhensible. Leur seul souci est de ne pas se faire coincer...Dans un sport comme le cyclisme, seuls les naïfs pensent qu'on peut être compétitif sans se doper ?...Dans le cyclisme moderne, tous ceux qui n'ont pas voulu tomber dans le système du dopage ont été éliminés rapidement des pelotons, car ils ne pouvaient pas suivre. La pharmacie est plus forte que le vélo ! L'ancien coureur Gilles Delion, qui fut professionnel de 1988 à 1996, raconte qu'à l'âge de 15 ans, quand il s'est inscrit dans un club cycliste, il a compris en quelques semaines qu'il fallait se doper pour monter sur le podium.Cela étant, le dopage a permis à des coureurs plus faibles de rester dans le peloton, alors que, sans produits, ils auraient été largués irrémédiablement. Or se tenir dans les roues vous permet d'économiser 33% d'énergie par rapport à ceux qui assurent le train. Dès lors, les courses se jouent sur des portions plus courtes que par le passé. Avant l'arrivée des amphétamines, le premier dopage efficace, on enregistrait des écarts très importants entre les coureurs, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.Le dopage touche également le sport amateur. Pour quelles raisons ?Les sportifs amateurs sont parfois enclins à tomber dans le même travers que les professionnels s'ils ont un sens affûté de la compétition. Des cyclotouristes, des bodybuilders, des coureurs à pied... Quand ils voient les autres prendre des produits, il n'est pas rare qu'ils sollicitent leur médecin. Et s'ils n'obtiennent pas ce qu'ils souhaitent, ils iront voir ailleurs.Le dopage est partout : dans l'athlétisme, le football, le basket ou la boxe, mais aussi, sous la forme de bêtabloquants destinés à effacer les effets du stress, dans le curling, la pétanque ou les compétitions de fléchettes. Dans une société comme la nôtre, personne ne veut être le dernier. Le dopage fait le dopage, je le répète, mais, en amont, c'est la compétition qui le fait, la recherche de la satisfaction de l'ego. La nageuse Laure Manaudou disait : " Ce qui me motive dans le sport, c'est de gagner. " Les autres pensent la même chose. Même s'ils ne sont pas aussi forts que les meilleurs, le dopage leur permet de décrocher une bonne place et donc de pouvoir se valoriser sur ce résultat.Et l'argent, direz-vous ? C'est un potentialisateur, mais il vient très loin derrière les deux motivations essentielles des sportifs : la compétition et la médiatisation. On veut être le premier et être reconnu. D'ailleurs, on sait que plus un événement est médiatisé, plus il y a de dopage. Une preuve du rôle secondaire de l'argent dans le dopage est que la plupart des athlètes, avant d'atteindre le haut niveau, se sont dopés durant plusieurs années pour des gains financiers dérisoires.Vu la généralisation du dopage dans le sport professionnel, avoir cloué Lance Armstrong au pilori relevait de l'injustice... Selon vous, quel était le dessous des cartes ?Cette affaire consacre la tentative des instances chargées de la lutte antidopage, en particulier l'Union Cycliste Internationale (UCI), de se dédouaner de leur lourde responsabilité dans la propagation d'un fléau qui gangrène le cyclisme et le sport en général. Dans cette histoire, nous sommes au coeur d'un véritable processus de désinformation. Car d'une part, le dopage est omniprésent dans les pelotons depuis des lustres. D'autre part, avant de vilipender Armstrong après qu'il fut tombé entre les griffes de l'Agence américaine antidopage (Usada), l'UCI semble avoir couvert et facilité ses fraudes. Il y eut le temps de l'impunité lorsque son image - le héros qui avait vaincu le cancer avant de s'élever au sommet du Tour de France et de l'histoire du cyclisme - était porteuse et rentable. Il y eut ensuite le temps de la stigmatisation, pour laisser croire à une croisade vertueuse.Était-il donc faux d'affirmer, comme le fit Travis Tygart, le président de l'Usada, que le système de dopage d'Armstrong était le plus sophistiqué de l'histoire du sport ?C'est ce que j'ai dit dès le début de cette affaire. Et aujourd'hui, trois ans plus tard, c'est ce qu'affirme Jeff Novitzky, l'agent fédéral américain qui, en 2003, a coincé le laboratoire Balco, aux États-Unis, faisant ainsi éclater un scandale qui aboutit notamment à la condamnation - six mois de prison ferme - de la sprinteuse Marion Jones. Dans l'affaire qui nous occupe, Novitzky a réussi à obtenir le témoignage des équipiers d'Armstrong et les a fait convoquer devant le Grand Jury. Interviewé par L'Express en avril dernier, il a déclaré qu'Armstrong ne disposait pas d'un programme de dopage différent de celui des autres équipes professionnelles.En fait, les substances que prenait le Texan étaient les mêmes que celles utilisées par Richard Virenque 15 ans plus tôt, à l'époque de l'affaire Festina. Armstrong recourait aux services du sulfureux docteur Michele Ferrari depuis 1995, mais ce dernier avait bien d'autres clients dans le peloton, tels Mario Cipollini, Tony Rominger ou Alexandre Vinokourov. En 2001, quand le coureur italien Filippo Simeoni témoigne contre Ferrari devant la justice italienne, initiative qui lui vaudra les foudres d'Armstrong, il se réfère à des produits classiquement employés par les cyclistes - EPO, hormone de croissance... Rien de révolutionnaire !Armstrong était un champion arrogant qui avait nargué impunément la lutte antidopage durant des années. Pour Travis Tygart, avoir sa peau était le combat de sa vie. En parlant aux médias du système le plus sophistiqué de toute l'histoire du dopage, il voulait avant tout, me semble-t-il, se glorifier.Comment Armstrong, qui était loin de briller en montagne à ses débuts, a-t-il alors assis sa suprématie sur le Tour de France ?Il a mis au point une organisation beaucoup plus performante que celle des autres candidats à la victoire, tels Jan Ullrich ou Alejandro Valverde. Tout d'abord, il a compris l'importance de s'entourer d'une équipe totalement à sa dévotion et de sélectionner certains équipiers de très haut niveau ayant le potentiel de remporter le Tour. Par ailleurs, il reconnaissait systématiquement les cols en les grimpant à plusieurs reprises.Mais l'élément le plus déterminant est sans doute le suivant : lorsqu'il venait de terminer une étape de montagne, un hélicoptère privé l'attendait au sommet, ce qui lui permettait de regagner son hôtel en dix minutes, alors que ses adversaires mettaient deux heures pour redescendre en voiture dans la vallée. D'où un inestimable temps de récupération supplémentaire. En réalité, il y avait un coureur nommé Armstrong qui courait le Tour de France, et les autres qui couraient un autre Tour de France.