Les années d'après Première Guerre mondiale, à Paris, Londres et Berlin, dites "folles", annoncent quelque part la prochaine furie et son führer, comme l'illustre de façon imbriquée l'exposition de la Bundeskunsthalle de Bonn.
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Agnieszka Lulinska, curatrice de cette exposition, l'a conçue comme un kaléidoscope dont elle prend la forme, caléidoscope cubiste bien entendu et coloré, qui entremêle les thématiques, regroupées sous trois thèmes centraux qui se dessinent en arrière-fond de l'expo: les villes, les gens et les modes de vie. La ville, c'est le titre sans doute du tout premier roman graphique de l'histoire, celui imaginé par notre compatriote Frans Masereel (ci-dessous) au début du siècle dernier: son style unique, expressionniste en noir et blanc, influence jusqu'aux auteurs de bandes dessinées d'aujourd'hui. À ses côtés, des oeuvres d'Otto Dix, des photographies cubistes de Moholy-Nagy ou Rodchenko. La ville est aussi le sujet d'une utopie dans les plans et visions de Leningrad de Malevitch, qui imagine également la maison du futur. George Grosz croque des musiciens de jazz, ce qui amène le visiteur a redécouvrir le Cotton Club de New York, la musique noire qui envahit l'Europe par ses disques et ses concerts: les superbes dessins art déco de Paul Colin saisissent Joséphine Baker ou Maurice Chevalier en plein tour de chant dans sa série "Le tumulte noir". Cette décennie vivante est également une période de mort au début de laquelle la grippe espagnole fait encore des ravages: magnifique autoportrait d'un Edward Munch, victime de l'épidémie en 1919. La guerre et l'après-guerre révolutionnent le rôle et le statut de la femme. Celle "au verre" de Scheiber, cubiste, toise "La femme à la cigarette" de Carl Walther qui, au contraire, émane du courant de la nouvelle objectivité. Toutes sont des garçonnes, du nom du livre de Victor Marguerite illustré par Kees van Dongen. Il signe aussi un beau portrait féminin, tandis que le jeune Max Ernst imagine une Ève déjà bien étrange non loin de "Genia Levine", portrait en pied d'une grande bourgeoise, oeuvre de commande de Liebermann. La femme est à la mode, la mode est à la femme: la robe de danse de Coco Chanel, créatrice de la fameuse petite robe noire, côtoie un portfolio de Sonia Delaunay et des dessins de patrons de Goncharova, non loin d'une toile art déco de Lempicka (ci-dessus), "La femme à la robe bleue", ainsi que trois autres de ses dessins de personnages, également élégamment habillés et androgynes. Les identités, les questions de genre sont d'ailleurs au coeur des arts et préoccupations des métropoles du début du 20e siècle. Le démontrent les photos ambiguës de la lesbienne assumée Claude Cahun à Berlin, ville où l'Institut de la recherche sexuelle répond aux questions de personnes, restées anonymes, sur la sexualité ou la contraception. Une institution haïe des nazis, qu'ils feront fermer dès leur accession au pouvoir. Ces années sont celles où la machine s'emballe, dans le sport mécanique (une magnifique Bugatti est exposée), la machine humaine dans le sport... tout court. Le rugby illustré par une peinture de Beckmann, le tennis évoqué dans l'approche cubiste d'un Willi Baumeister ou l'automobile toujours, avec cette toile décrivant une autre Bugatti dans la neige ; futuriste par le sentiment de vitesse, impressionniste par le style pictural et signée Rafat Malczewski. Le corps devient réellement machine dans "Futuropolis" de Fritz Lang, dont l'homme-machine est répliqué sur fond d'extraits du film. Muck dessine pour sa part des machines à formes humaines, tandis que Fernand Léger signe un "Gentleman au gramophone" cubiste. Si le Bauhaus n'est pas nommément évoqué, l'on a cependant droit à une collection de chaises signées Breuer, Le Corbusier-Perriand ou Eileen Gray entre autres. Lissitzky est bien représenté, notamment au travers d'un fauteuil et de photos, tout comme l'inconnue Alice Lex-Nerlinger et ses photogrammes, Marianne Brandt ou Jaroslav Rössler et leurs collages. Quant à Albert Renger-Patzsch qui signe des photos de laminoir, c'est une sorte d'époux Becher à lui tout seul, qui photographierait des usines en activité et pas, pour toujours... désoeuvrées. Car la photographie se standardise, comme le téléphone, la radio, voire le cinéma. La vie se complexifie vite, trop vite, et face à l'angoisse qu'elle suscite chez beaucoup, d'aucuns, notamment en Allemagne, sont sur le point d'y donner des réponses simples, simplistes, réductrices. Quand les nazis arriveront au pouvoir, le jazz, évidemment considéré comme dégénéré, sera associé bien entendu aux Noirs ... et aux Juifs. À l'hédonisme des années 20 vont rapidement succéder le racisme, l'antisémitisme et l'obscurantisme.