Ah, Remco! J'avais oublié!" Au premier étage de l'hôpital public n°6 de Kyiv, une photo du néo-champion olympique belge de cyclisme est suspendue au mur de l'un des bureaux de la direction. Philippe Close n'a pas manqué le clin d'oeil. "On l'avait fait dédicacer à l'occasion de la venue de médecins ukrainiens en stage à Bruxelles", remet le bourgmestre. L'histoire, anecdotique en apparence, symbolise toutefois le lien qui unit depuis deux ans et demi maintenant cet hôpital kyïvien à la Ville de Bruxelles. Début mai, Philippe Close s'est rendu, accompagné d'une délégation, dans la capitale ukrainienne constater l'aide apportée aux établissements hospitaliers partenaires, et officialiser par la pose d'une plaque ces partenariats.
C'est la troisième fois que l'édile pose le pied dans le pays depuis l'invasion russe. La première "mission d'exploration" a eu lieu il y a deux ans, en mai 2022. Deux ambulances équipées et du matériel médical avaient alors été acheminés jusqu'à Kyiv et Lviv, ville la plus à l'ouest. " C'était deux mois après le début de l'invasion russe. Et les besoins étaient déjà criants", rappelle Philippe Close devant une poignée de journalistes locaux. "À travers l'exemple que veut donner la Ville de Bruxelles, on veut montrer que chacun peut aider l'Ukraine à sa façon. Quand on aide l'Ukraine, on aide l'ensemble de l'Europe." La Ville, en lien avec la Fondation Saint-Pierre, a essentiellement opté pour une coopération médicale en soutenant deux hôpitaux de Kyiv spécialisés dans la revalidation. Ainsi que, plus récemment, des structures de soins d'urgence proches du front à l'est, dans les villes de Zaporija et Dnipro.
"Un lien extrêmement concret"
Ce matin du 10 mai, une rangée de blouses blanches impeccablement mises et de costumes sans pli avait quelques minutes auparavant accueilli la délégation belge avec déférence. Un accueil protocolaire des membres de la direction et du personnel de l'hôpital kyïvien à la hauteur de l'enjeu. Avec l'intensification de la guerre, le système de santé ukrainien doit faire face à des besoins toujours plus nombreux. Et attirer les bailleurs internationaux est devenu un challenge, voire une question de survie. "C'est un peu comme lors du covid pour nous. Pour les hôpitaux ukrainiens, l'activité a, tout d'un coup, été multipliée par 1000. Nos homologues sur place nous ont dit: ''Nous n'avons pas suffisamment de matériel''. C'étaient des choses très précises, tel type de bistouri utilisé pour la chirurgie reconstructrice, tel type d'instruments chirurgicaux, des écarteurs, etc. Si l'on est toujours dans une relation aussi constructive deux ans après, c'est parce qu'il y a eu ce lien extrêmement concret", nous expliquait au printemps dernier le Dr Philippe Leroy, à l'initiative de cette collaboration, depuis son bureau de directeur du centre hospitalier universitaire de Saint-Pierre. Un poste que le médecin a depuis annoncé quitter à l'automne prochain pour prendre les rênes des Cliniques universitaires Saint-Luc.
L'Ukraine s'est présentée à la fondation comme une "opportunité nouvelle", dixit Philippe Leroy, de mettre à profit son savoir-faire en matière de solidarité internationale. "L'objectif est de coller à des besoins exprimés localement. Ce n'est pas à nous de dire ce que l'on va faire. Il faut demander ce dont les personnes ont besoin. Il faut être à l'écoute, explique Philippe Leroy. Nous recherchons ces collaborations en les inscrivant dans la durée. Cela parle beaucoup au personnel de Saint-Pierre. C'est valorisant, cela donne du sens à nos métiers."
Un scanner dernier cri pour détecter les traumatismes du cerveau
À l'hôpital n°6 de Kyiv, la visite permet d'avoir un aperçu de l'aide concrète apportée à l'établissement. Ici des tables de kiné provenant de l'hôpital bruxellois, là du matériel de logopédie, d'ergothérapie ou de kinésithérapie. "Grâce à ces équipements, on peut par exemple travailler sur la motricité des mains pour aider les patients à retrouver un usage fonctionnel", note un médecin. L'hôpital, qui reçoit des blessés stabilisés, civils et militaires, pour une revalidation, réalise aussi des actes de chirurgie réparatrice ou des greffes de peau. "Notre département chirurgical s'occupe également de préparer les patients au port de prothèses. Il est très difficile d'adapter une prothèse, il faut en moyenne trois à quatre mois de suivi", fait remarquer Dr Yehor, le médecin-chef. Les prothèses, dont la demande croissante peine à être comblée, sont fabriquées au sein d'une centaine d'ateliers en Ukraine.
Au rez-de-chaussée, une pièce s'ouvre sur un étrange cube placé en son centre. Il s'agit d'un CT Scan flambant neuf. Un besoin identifié lors de la première mission. Son coût: 500 000 euros, dont 250 000 euros sont pris en charge par la Ville et la Fondation Saint-Pierre. "Cet appareil est tellement précis qu'il est difficile d'interpréter les images", précise Philippe Close. "Le personnel médical a besoin d'une collaboration avec l'hôpital Saint-Pierre pour un support technique afin de bien paramétrer la machine." Ces mesures d'aide sont rendues possibles grâce à un fonds alimenté par la Ville, par la Fondation CHU Saint-Pierre, mais également grâce au mécénat - la Fondation Solvay par exemple, et des entreprises privées, à l'instar d'Immobel ou d'Engie, et de donateurs privés.
"D'habitude, les gens arrivent, prennent des photos et repartent"
Depuis le printemps 2022, les allers et retours entre Bruxelles et l'Ukraine se multiplient. Du matériel supplémentaire et deux autres ambulances sont venus compléter les équipements existants. La question de la formation est un autre pan de ce partenariat. En juin 2023, un trio de kinésithérapeutes de l'hôpital Saint-Pierre est venu partager son expérience avec leurs homologues ukrainiens au sein du centre de revalidation Pushcha Vodystia. L'établissement est situé dans la banlieue de Kyiv à un jet de pierre de la ville tristement célèbre de Boutcha. "Nous étions très surpris quand les collègues de Bruxelles sont venus ici la première fois", explique l'un des praticiens. "Ce sont eux qui ont été les premiers à dire qu'ils n'étaient pas simplement venus pour regarder, mais pour travailler avec nous. D'habitude, les gens arrivent, prennent des photos et repartent..."
Le centre Pushcha Vodystia vient en aide aux militaires blessés afin de les "aider à retrouver une vie aussi normale que possible", présente Borys Borysov, le directeur. C'est la phase terminale de la rééducation. Depuis un an, le centre est en travaux de modernisation pour répondre aux nouveaux besoins. Les bétonnières témoignent du chantier en cours. "Il y a 150 patients ici, et l'on en attend 40 de plus. Dès qu'on ouvre un nouvel étage, de nouveaux patients arrivent", ajoute Borys Borysov. À terme, le centre de revalidation devrait accueillir 350 patients. Six étages de 1700 m2 sur dix ont déjà été réhabilités. Leur modernité, au standard identique à chaque étage, contraste avec les travaux de gros oeuvre à l'extérieur.
Des serrures à cartes magnétiques aux chambres inclusives et à l'aménagement de l'espace pour circuler et accéder aux équipements de training, tout est pensé pour faciliter le séjour des patients et leur réinsertion dans la vie civile. "C'est impressionnant!", observe Philippe Close, frappé par la métamorphose des lieux en un an, date de sa dernière visite au centre. Une façon de rendre autonomes les patients et pallier le manque de médecins. "Nous essayons de donner l'espace pour donner la possibilité au patient de travailler par lui-même, car le médecin peut seulement donner quatre heures par jour. Ce n'est malheureusement pas suffisant, et c'est notre devoir de lui donner du temps pour se rééduquer", souligne Borys Borysov.
L'épuisement face au manque de personnel
C'est cette logique qui a présidé à l'importation d'un tapis de course anti-gravité en provenance de Bruxelles. Un outil qui favorise la réadaptation neurologique du patient, en lui permettant de retrouver les connexions au niveau du système nerveux et de la moelle épinière, et ainsi récupérer le fonctionnement automatique de la marche. "C'est ressorti des discussions avec les physiothérapeutes de Saint-Pierre qui ont dit: ''Dès que vous pouvez les sortir du lit, faites-le. Ils ne doivent pas rester allongés''", précise Marie-France Botte, l'attachée du bourgmestre en charge des levées de fonds et du mécénat, qui mène un travail de l'ombre. Elle est de toutes les visites depuis le début du partenariat. En témoigne sa complicité avec les équipes.
"Le contact avec l'hôpital Saint-Pierre nous donne plus de force pour continuer notre travail", confirme Borys Borysov qui semble toutefois épuisé face au manque de personnel: "On peut acheter des lits, mais sans ressources humaines, ce n'est pas utile. Le plus cher que nous possédons, c'est notre personnel qualifié." Selon lui, il faudrait un million d'euros par an pour couvrir l'ensemble des salaires des spécialistes. "Ils ne veulent pas rester ici longtemps, faute de moyens. Ils rejoignent les cliniques privées plus rémunératrices. On essaye de trouver des fonds avec le budget de la municipalité mais on est limités", plaide le directeur. Pour parer au manque, l'hôpital se repose sur de jeunes praticiens qui apprennent sur le tas. Philippe Close envisage de faire venir des étudiants en dernière année de kinésithérapie ou en physiothérapie "pour voir si pendant quelques mois, ils ne peuvent pas aider ici". Le projet est dans les tuyaux. Un début de réponse. "Nous allons continuer à aider", promet le mayeur. À l'automne 2024, la venue d'une équipe de praticiens ukrainiens est attendue au CHU de Saint-Pierre pour une séance de formation.
Un reportage d'Arnaud Bertrand et Caroline Thirion réalisé avec le soutien du Fonds pour le Journalisme
Bruxelles et Lviv engagées dans une meilleure prise en charge des violences sexuelles
Le CHU Saint-Pierre de Bruxelles partage aussi avec l'Ukraine son expertise en termes de prise en charge des violences sexuelles, via le CPVS. "C'est un aspect des guerres qui n'est pas souvent mis à l'avant-plan, mais qu'on connaît bien avec la guerre du Kivu (en RD Congo), par le partenariat qu'on a noué avec le Dr Denis Mukwege", souligne le Dr Philippe Leroy, directeur sortant du CHU et de la Fondation Saint-Pierre.
Peu de temps après le début de l'intensification du conflit ukrainien en 2022, une demande est parvenue depuis la ville de Lviv, à l'ouest du pays, pour obtenir un soutien face à l'afflux de nombreuses personnes ayant subi des violences sexuelles lors de l'avancée des troupes russes. "De par le côté religieux notamment, ils n'étaient pas très à l'aise avec le sujet... Donc on a dit "on peut partager notre expérience, l'expertise est là. Malgré la barrière de la langue, et les difficultés liées aux différences culturelles." Une délégation de quatorze personnes a été sélectionnée par la mairie de Lviv et envoyée à Bruxelles en septembre 2022. Le groupe était constitué de soignants, infirmières et médecins, d'assistants sociaux, de psychologues, de représentants du milieu associatif, ainsi que d'un policier et un procureur de Lviv. Tous provenant de différentes structures de la région.
Cet échange et immersion au sein du CPVS de Saint-Pierre a ensuite permis la création d'un petit centre de consultation à Lviv, opérationnel depuis novembre 2023, grâce à un soutien d'Immobel. Le centre baptisé Womens Perspectives s'appuie notamment sur les réseaux des mouvements de femmes dans le pays, et des "shelters" (abris) - que la Ville de Bruxelles a contribué à réaménager - pour garantir l'anonymat des victimes et éviter toute stigmatisation face à une problématique des plus sensibles.