" En soins palliatifs, nous sommes habitués à prendre en charge un certain nombre de symptômes sur lesquels le patient communique explicitement, comme la douleur ou la détresse respiratoire ", recadre le Dr Jan Stulens (généraliste/MCC à Hasselt - médecin d'équipe de l'équipe de soutien palliatif limbourgeoise Pallion - médecin palliatif à l'AZ Vesalius à Tongres - président du groupe de travail médecins d'équipe de la fédération flamande des soins palliatifs (FPZV)). " Le delirium est quant à lui un tableau qui se glisse souvent d'une manière insidieuse dans une situation palliative... et il arrive régulièrement que l'on passe complètement à côté. "
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Le delirium est un tableau clinique qui se développe dans un laps de temps relativement court, généralement de l'ordre de quelques heures à quelques jours. Il s'agit essentiellement d'un trouble de l'attention, qui se traduit souvent chez le patient par un état de confusion ou d'agitation ; hallucinations, idées délirantes et illusions (représentations erronées) ne sont pas rares non plus. Les symptômes tendent à être plus marqués le soir (syndrome crépusculaire). Dans le cas d'un delirium hypoactif, on observera au contraire que le patient sombre dans l'apathie. Le delirium vient presque toujours se greffer sur une pathologie sous-jacente et se révèle extrêmement fréquent au stade palliatif: plus d'un tiers des patients cancéreux admis à l'hôpital ou dans une unité palliative en seront victimes. Le delirium se développe sous l'effet d'un dérèglement complet de la fonction cérébrale. Un excès de dopamine associé à un manque d'acétylcholine est à la base de l'affection, ce qui explique pourquoi la prudence est de mise lors du recours aux anticholinergiques chez les patients palliatifs confus, mais aussi pourquoi le delirium est souvent plus grave chez les patients parkinsoniens traités au moyen d'agonistes de la dopamine. Le delirium survient généralement sous l'effet concomitant d'une série de facteurs prédisposants et déclencheurs. Parmi les premiers, on peut citer un âge avancé (> 70 ans), la présence de troubles cognitifs, visuels et auditifs, des perturbations préexistantes des activités de la vie quotidienne (AVQ), les problèmes de dépendance (à l'alcool et/ou aux benzodiazépines) et la polymédication. Les infections (respiratoires et urinaires surtout) sont un déclencheur extrêmement fréquent chez les patients palliatifs. On retiendra toutefois également parmi les autres grandes causes de delirium les tumeurs cérébrales primaires et métastases cérébrales, une chirurgie récente, la rétention urinaire (globe vésical), la constipation et la douleur. Des troubles métaboliques (troubles électrolytiques, dérèglement glycémique, faible taux d'albumine sérique, etc.), éventuellement associés à une insuffisance rénale ou hépatique, peuvent également jouer un rôle, tout comme la déshydratation, qui accroît la concentration des médicaments et dérègle les taux d'électrolytes. Enfin, divers médicaments peuvent être incriminés dans la survenue d'un delirium. Nous avons déjà évoqué plus haut les agonistes de la dopamine et les anticholinergiques, mais les corticoïdes méritent également d'être cités parce qu'ils constituent un traitement symptomatique fréquemment utilisé dans un cadre palliatif. "Les opioïdes, qui revêtent une importance fondamentale pour lutter contre la douleur et la détresse respiratoire, sont eux aussi associés à un risque accru de delirium", ajoute le Dr Stulens. "C'est vrai aussi bien lors de l'initiation ou de l'intensification du traitement que lors de sa réduction progressive ou de son interruption." D'autres médicaments à risque comprennent les benzodiazépines, la ciprofloxacine, certains agents de chimiothérapie... Enfin, un delirium peut également survenir suite à un changement dans les conditions de vie, par exemple l'entrée en maison de repos. L'agitation terminale est une forme de delirium bien spécifique qui se rencontre chez près de 90% des patients au cours des derniers jours de leur vie. Provoquée par une stimulation généralisée du système nerveux central, elle survient sur un terrain de défaillance multiviscérale, souvent en combinaison avec une déshydratation et une accumulation de métabolites de dégradation (médicaments, insuffisance hépatique et rénale...). On peut voir apparaître des myoclonies multifocales et mouvements incontrôlés ainsi qu'une agitation intense. Le delirium terminal est souvent irréversible et il arrive fréquemment qu'une prise en charge étiologique ne soit plus possible. Il conviendra alors de se concentrer sur un traitement médicamenteux approprié (voir plus loin). Même si le tableau peut rester discret, surtout dans un premier temps, il est important de dépister et de traiter le delirium le plus rapidement possible. "Toute une série de problèmes risquent en effet de survenir en l'absence de traitement, comme par exemple une confusion persistante, une incontinence ou des chutes", souligne le Dr Stulens. "Des recherches ont en outre démontré qu'un épisode de delirium peut être extrêmement traumatisant pour le patient lui-même, même s'il ne s'en souvient souvent pas après-coup. Le traitement rapide et efficace est également important pour les proches, car l'agitation et la confusion peuvent jeter une ombre sur la dernière image qu'ils auront du patient." Les jours qui précèdent la survenue du delirium sont souvent marqués par des prodromes qui pourront être remarqués par l'équipe soignante ou la famille: confusion, cauchemars, troubles de l'attention, réponses incohérentes, hallucinations légères, etc. La vigilance accrue des soignants pourra alors favoriser un diagnostic précoce. Lorsqu'il suspecte un problème de delirium, le médecin pourra s'appuyer sur une série d'échelles diagnostiques, dont l'une des plus importantes est l'échelle DOS (pour "delirium observation screening"). "Elle permettra le cas échéant d'exclure cette hypothèse avec certitude", commente Jan Stulens. "Si les résultats suggèrent un delirium, par contre, des éléments supplémentaires devront venir confirmer le diagnostic. Il existe pour cela d'autres échelles, mais ce seront surtout l'observation et le jugement cliniques qui seront déterminants." Les causes du delirium pourront être mises au jour par un examen clinique ciblé (mesure de la température, auscultation, dépistage d'un éventuel syndrome méningé...), mais un examen technique complémentaire - souvent une simple prise de sang ou analyse des urines - sera également utile dans certaines situations. "Le caractère plus ou moins poussé de cette exploration dépendra en partie de l'état actuel et de l'espérance de vie du patient", précise le Dr Stulens. "Même chez un patient palliatif, des antibiotiques permettront parfois de traiter une infection et d'apaiser ainsi le delirium. Cela peut améliorer sensiblement le confort du patient au cours des jours ou des semaines qui suivent." "Gardons à l'esprit que la confusion n'est pas toujours imputable à un delirium. Il conviendra donc d'envisager également des diagnostics différentiels tels que l'anxiété, la dépression, la démence ou une psychose." Plus encore que dans d'autres tableaux cliniques, le traitement devra être conçu sur mesure. On s'efforcera le plus possible de prendre en charge les déclencheurs, ce qui imposera parfois de louvoyer entre différents écueils: ainsi, si la déshydratation peut parfois être une cause de delirium, l'administration de fluides par voie sous-cutanée n'est pas indiquée chez un patient terminal. Dans ce cas de figure, réduire le dosage des médicaments sera souvent une solution plus judicieuse. La douleur impose souvent au médecin un exercice délicat car, si elle peut être responsable d'un delirium, il en va également ainsi de l'initiation d'un traitement par morphine. Dans le même ordre d'idées, mieux vaudra parfois reprendre un traitement interrompu en toute bonne foi (p.ex. une benzodiazépine stoppée parce que le patient était déjà plus qu'assez "assommé") si des signes de confusion se manifestent dès le lendemain. En cas de rétention urinaire, le placement d'une sonde pourra également contribuer à faire disparaître les symptômes. Une seconde mesure importante consistera à proposer au patient un environnement le plus familier possible. S'il doit être admis en maison de repos, on pourra veiller à ce qu'il voie au moins autour de lui des meubles et objets qu'il connaît. Le cercle de soignants et de proches qui l'entourent doit être limité, pour éviter d'aggraver sa confusion. Ce dernier point mérite une attention toute particulière dans le cadre de la pandémie du covid-19, où le port de masques (parfois avec tabliers et visières) complique beaucoup la mise en place de cet "environnement familier". On s'efforcera de s'adresser au patient d'une façon qu'il reconnaît et qu'il comprend. "Essayez par exemple d'utiliser le nom que lui donnent ses proches, qui n'est souvent pas celui qui figure sur sa carte d'identité ou dans le dossier médical", insiste le Dr Stulens. "La famille aussi doit recevoir en temps utile des explications claires. Si les proches savent ce qu'est le delirium et comment il peut survenir, ils y réagiront beaucoup plus calmement le cas échéant. Être bien et clairement informés les aidera à être plus apaisés." "Malgré nos agendas bien chargés, nous nous efforçons toujours de parler calmement au patient et à ses proches", poursuit le Dr Stulens. "Un médecin pressé va transmettre son agitation à la famille, qui va à son tour la communiquer au patient. Idem pour les infirmiers: même lorsqu'ils sont pressés, ils éviteront d'allumer brutalement la lumière en entrant dans la chambre ou de faire des gestes brusques lorsqu'ils changent les draps. Cela peut sembler anodin, mais ce sont de petits stimuli qui peuvent déclencher une rechute du delirium." Il conviendra également de simplifier voire d'évacuer les appareils gênants, comme par exemple les tuyaux d'une sonde urinaire ou d'une perfusion. Parfois, le delirium prend une forme tellement extrême que le recours à la contention devient inévitable. En tout état de cause, celle-ci devra alors être mise en place progressivement et appliquée le plus brièvement possible sous stricte surveillance, par exemple jusqu'à ce que le traitement médicamenteux soit au point. Un traitement médicamenteux est indiqué pour traiter les symptômes très marqués ou les facteurs déclenchants. L'halopéridol reste ici le premier choix en raison de sa demi-vie courte, de son faible nombre de métabolites actifs, de son effet anticholinergique limité et de son action sédative modérée. Plusieurs voies d'administration sont possibles: orale, intramusculaire, intraveineuse et sous-cutanée. Le traitement sera débuté à faible dose puis intensifié en fonction des besoins du patient. La dose de charge varie de 0,5 à 2 mg et pourra être suivie d'une seconde dose après 30 minutes si nécessaire. La dose d'entretien, généralement administrée sous forme de gouttes ou dans le pousse-seringues, ne dépassera idéalement pas 10 mg par 24 heures. "Des doses beaucoup plus élevées risquent de provoquer une sédation plutôt que de traiter le delirium", explique le Dr Stulens. La possibilité de réduire voire d'interrompre le traitement sera évaluée après quelques jours. En présence d'une agitation aiguë, on pourra ajouter au traitement une benzodiazépine à courte durée d'action, généralement du lorazépam (1-4 mg par voie sublinguale toutes les 6 heures). De préférence, ce médicament ne sera pas utilisé comme traitement initial et isolé. Les benzodiazépines à longue durée d'action ne sont pas indiquées parce qu'elles peuvent favoriser la confusion. Le grand désavantage de l'halopéridol réside dans le risque de symptômes extrapyramidaux. La maladie de Parkinson constitue une contre-indication absolue à son utilisation ; dans ce cas de figure ou lorsque son effet s'avère insuffisant, on pourra se tourner vers les antipsychotiques atypiques, la quétiapine étant alors la molécule la plus utilisée. La clozapine présente l'inconvénient d'un risque d'agranulocytose, qui impose un monitoring sanguin et rend son utilisation risquée chez les patients à l'immunité compromise. L'olanzapine et la rispéridone sont associées à un risque un peu plus élevé de symptômes extrapyramidaux. Les antipsychotiques atypiques devront eux aussi être débutés à faible dose puis augmentés de façon graduelle. "Pratiquement tous les neuroleptiques ont un effet hypotenseur et augmentent par conséquent le risque de chutes. Chez certains patients, ils aggravent aussi l'agitation", avertit encore Jan Stulens. "En outre, nombre de neuroleptiques provoquent des troubles du rythme cardiaque et devront donc être utilisés avec prudence en présence d'antécédents d'arythmies ventriculaires ou d'un intervalle QT > 500 ms." Une autre option réside dans l'administration orale ou transdermique d'un inhibiteur de la cholinestérase (rivastigmine). Un delirium de sevrage sera traité par lorazépam, éventuellement en combinaison avec de la thiamine lorsqu'il est question d'un syndrome de sevrage alcoolique. En cas de sevrage nicotinique, on envisagera l'application d'un patch de nicotine. Parce qu'un delirium s'accompagne parfois de symptômes graves et violents, le risque existe que les proches mettent le médecin sous pression pour qu'il procède à une sédation palliative. "Il faut toutefois se garder d'y avoir recours trop vite", souligne le Dr Stulens en anticipant sur d'éventuelles pratiques indésirables. "La sédation palliative doit être une solution de dernier recours pour maîtriser les symptômes chez les patients terminaux - comprenez, chez des personnes dont l'espérance de vie va de quelques jours à deux semaines au maximum. On n'y aura recours qu'en présence d'un ou plusieurs symptômes réfractaires (impossibles à traiter)." Le delirium peut être considéré comme un symptôme réfractaire lorsque l'on a tenté sans succès toutes les précautions et traitements possibles. Dans ce cas de figure, on pourra avoir recours à une sédation palliative jusqu'à ce que le patient décède dans les jours qui suivent sous l'effet de la détérioration de son état physique ("On n'abaissera toutefois le niveau de conscience que dans la mesure où le contrôle de la symptomatologie réfractaire le nécessite"). Si la sédation palliative est instaurée inconsidérément, le risque existe que les proches du patient réclament rapidement de nouvelles mesures parce qu'ils estiment qu' "on ne peut tout de même pas le laisser dans cet état", ce qui ouvre la porte à des augmentations du dosage qui ne sont pas vraiment acceptables.Le delirium est une problématique qui va bien au-delà d'une simple confusion et qui s'invite bien souvent au cours de la phase palliative. Il est donc important d'y être attentif le plus tôt possible afin de pouvoir mettre en place un traitement multifactoriel. Une prise en charge correcte et méticuleuse de ce problème pourra contribuer à un meilleur confort du patient tout au long de la phase palliative, ce qui est bénéfique aussi bien pour lui que pour ses proches.