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Au départ médecin de campagne dans les Yvelines en France, le Dr Claude Grange est devenu chef de service des soins palliatifs à Houdan durant 25 ans, et est toujours formateur dans ce domaine. À l'initiative de Régis Debray qui signe l'ouverture et la postface de l'ouvrage, le médecin a couché sur papier son expérience édifiante en tant qu'accompagnateur des personnes en fin de vie, derniers moments qu'il tente de rendre le plus "vivant" et serein possible. Il évoque pour nous cette médecine de l'épilogue, alors qu'un film signé Costa-Gavras, qui sortira au début de l'an prochain, voit Kad Merad endosser son personnage et ses expériences face à un Denis Podalydès écrivain-philosophe. Le journal du Médecin : Le malade est plus souvent " objet " de soins, alors que pour le palliatif, il reste un " sujet ", écrivez-vous...Dr Claude Grange : Dans la médecine curative, le malade est plutôt objet de soins, le médecin se situant dans une position beaucoup plus verticale. Le patient a partiellement confiance en son médecin : s'il faut faire un scanner, une chimio, s'il faut opérer, le patient obtempère. Dans la médecine palliative, on construit un projet de soins en fonction de ce que souhaite le malade. Nous ne sommes plus dans la guérison, mais nous allons mettre notre médecine au service du patient, en essayant de respecter ses volontés dans les limites de la loi du pays où l'on se trouve. Vous rendez un très bel hommage aux femmes soignantes, infirmières comme médecins. Auraient-elles une approche plus holistique?Je le pense. Régis Debray dit souvent que les femmes sont toujours là, au début de la vie comme à sa fin. Il y a un côté un peu maternant. Mais c'est plutôt une question de fonction que de genre. Désormais, il y a de plus en plus de médecins femmes. Peut-être le médecin se situe-t-il davantage dans la toute-puissance, avec un aspect plus autoritaire. Il sait ce qui est mieux pour le patient, alors que les soignants, sans doute, qu'ils soient hommes ou femmes, sont dans le juste soin, dans le prendre soin et ne sont pas toujours dans vouloir à tout prix rajouter des jours aux jours, dans l'obligation déraisonnable ou l'acharnement thérapeutique. La médecine ayant fait tellement de progrès, les médecins ont tendance à toujours en faire plus. Beaucoup vivent également la mort comme un échec. Or, quels que soient les progrès de la médecine et de la science, nous allons tous mourir. Peut-être la médecine palliative intègre-t-elle davantage cette notion de notre finitude et qu'à un moment donné, si on ne peut pas guérir, il y a une autre médecine à pratiquer. On change de paradigme... Très souvent, on observe un décalage entre des praticiens, des médecins, hommes ou femmes, et la sagesse des soignants de ce point de vue. Fréquemment, face aux médecins, les patients n'osent par ailleurs pas trop dire les choses. Mais au moment d'une toilette, au moment des soins, ils parlent davantage aux aides-soignantes, aux infirmières. Les soignants sont davantage dans le juste soin et nous, médecins, avons peut-être tendance à être dans le 'trop'. Régis Debray, vous le rappeliez, écrit : " au début de la vie, à la fin de la vie, la femme est souvent présente ". La mort serait-elle une femme ?Pour le médecin que je suis, la mort ne m'intéresse pas, contrairement au temps qu'il reste à vivre au patient. Mon travail consiste à améliorer les conditions du mourant. J'essaie de l'accompagner le mieux possible, le plus confortablement possible pour qu'il ou elle puisse vivre encore des jours avec une qualité de vie. Je préfère une qualité de vie plutôt qu'une quantité.Peut-être le dernier geste de la personne sur le départ - son dernier contact visuel ou tactile - est-il, à un moment, en relation avec une personne de sexe féminin...Oui. Pendant longtemps j'ai été un médecin qui ne rentrait pas dans les chambres vers lesquelles les infirmières me poussaient. Je leur disais: "Mais il n'y a plus rien à faire..." Et elles me répondaient: "Docteur, quand même, un petit sourire, vous êtes son médecin..." J'y allais à reculons. Mais avec les formations que j'ai suivies, avec ce qui m'est arrivé dans la vie - la perte d'un nourrisson (voir son livre "Médecin de l'inguérissable", NdlR), j'ai recueilli ensuite de très nombreuses fois le dernier souffle. J'étais là, présent, les yeux dans les yeux, tenant la main, avec les proches présents dans la chambre. Mais pendant très longtemps, j'ai fui. Quel est l'impact de votre expérience africaine sur cette évolution? Je suis allé au Rwanda lors du génocide avec Médecins du monde. Puis j'ai visité Baïla, au Sénégal, ville avec laquelle Houdan, où je travaille, est jumelée. Là-bas, on sent une vraie volonté de mourir à la case, entouré de la famille. Dans nos pays occidentaux, alors qu'avant nous savions mourir à domicile entouré de nos proches, désormais, lorsque quelqu'un va mourir, on l'emmène à l'hôpital. Le lieu du guérir devient le lieu du mourir, avec des soignants et médecins non formés à cela. Alors que la plupart des personnes préfèrent mourir chez elles, entourées de leurs proches... Du fait du fonctionnement hospitalier, des horaires de visites, l'hôpital n'est pas le meilleur lieu pour accompagner son proche, sauf dans les unités palliatives. Et on sent bien que derrière ce séjour à l'hôpital, se profile le " Et si... " Peut-être que l'hôpital va trouver un traitement. Comme si on n'allait pas mourir, que la mort, c'est pour les autres. Plutôt que d'avoir ce réflexe d'aller à l'hôpital en fin de vie, nous devrions resocialiser la mort et apprendre à accompagner nos proches avec des équipes au domicile en soutien. C'est le meilleur endroit, plutôt que d'aller dans des hôpitaux quelquefois un peu impersonnels, déshumanisés, très dans la technique, où l'on procède à des gestes qui tiennent souvent de l'obstination.Vous écrivez que l'on finit parfois par mourir par principe de précaution... Lors du covid, j'ai de nouveau oeuvré dans un service de soins actifs. Je m'honore de ne pas l'avoir fermé aux visites des familles malgré l'interdiction. Des personnes ont perdu leur mari, épouse, père, mère... sans pouvoir leur dire adieu. Dans les Ehpad, des personnes se sont laissées mourir, et tout cela du fait du principe de précaution. Dans le service où je travaillais, la famille pouvait venir à deux, portant masque et gants bien entendu. Il n'y avait que deux personnes autorisées à la fois, mais je n'ai pas interdit les visites. Il s'agit d'être dans l'adaptation aux situations et aux contextes, de ne pas de se contenter de règles uniformes. Vous décrivant, vous utilisez le terme 'accoucheur de mort'... Montaigne a écrit: "Si vous avez besoin d'une sage-femme pour vous mettre au monde, vous avez besoin d'un homme encore plus sage pour vous en sortir". Nous avons réalisé d'énormes progrès pour l'accouchement sans douleur. Par contre, on n'en a pas fait pour accoucher à l'autre bout de la vie et terminer sa vie sans douleur. En France, en tout cas, les conditions du mourir sont dramatiques. Trop de personnes sont décédées dans des conditions inacceptables. Les défenseurs du droit de mourir dans la dignité, qui prônent la légalisation de l'euthanasie, sont d'ailleurs des personnes qui ont toutes une histoire personnelle dans laquelle un proche, un père, une mère, une épouse, un enfant... sont décédés dans des conditions inacceptables. Leur combat est légitime.Il faut faire des compromis. En 25 ans, j'ai accompagné près de 4.000 malades jusqu'à leur dernier souffle. Malgré tous nos bons soins, seuls trois d'entre eux ont demandé à partir en Suisse. Il faut sans doute laisser la possibilité de donner une réponse aux personnes qui disent : " J'ai le droit de décider de ma propre vie ". Et la possibilité d'avoir une " kill pill " pour ceux qui souhaitent abréger leur vie. Parce que les conditions de vie, le grand âge, la dépendance, la maladie font qu'ils ne veulent pas vivre cette vie. Dans ce cas précis, je suis davantage favorable à un suicide assisté accompagné d'une dépénalisation. La solution est juridique, pas médicale. Ce serait un tort de demander cet acte à des médecins et des soignants, puisque cela suppose un changement de paradigme énorme. Beaucoup de soignants et de médecins vont quitter la profession du fait d'une perte de sens. Certains médecins ou soignants sont d'accord pour leur part. Je sais par ailleurs qu'en Belgique, et je le comprends plus difficilement, ce sont les équipes de soins palliatifs qui effectuent ce geste. À mes yeux, c'est antinomique, avec la notion de soins, que l'on demande à un médecin ou un soignant de donner la mort. Les médecins ont pour vocation de soigner et guérir... Oui, de prendre soin, d'accompagner jusqu'au bout. Nous avons aboli la peine de mort, ce n'est pas pour la réintroduire en donnant la possibilité de donner la mort aux plus vulnérables, aux plus malades, aux plus âgés. Qu'est-ce que cette société? Je suis pour une dépénalisation du suicide assisté comme dans l'État d'Oregon: un tiers des patients qui veulent pratiquer cette méthode se rendent chez leur médecin, prennent l'ordonnance de la "kill pill" mais ne se rendent pas à la pharmacie ; un autre tiers acquièrent la "kill pill" - ce qui les sécurise -, mais ne l'utilisent pas. Seul le dernier tiers l'utilisent. Il faut que les personnes assument et ne délèguent pas. Pourquoi nous, soignants, serions-nous le bras armé de ce qu'ils ne sont pas capables de faire pour eux-mêmes? C'est leur liberté... Dont acte. Il faut prendre en compte la complexité et l'ambivalence des personnes qui, un jour, veulent mourir et plus le lendemain. Ils fluctuent en permanence avec cette idée. Les trois choses que chacun souhaite sont : ne pas souffrir, ne pas se sentir abandonné et faire des choses qui ont du sens. À partir du moment où nous soulageons les personnes, où nous sommes présents et les entourons, elles ne demandent plus à mourir. Vous écrivez que l'on juge une société à la place qu'elle accorde à ses morts... Malraux disait que notre société industrielle, développée, n'a été capable de construire ni un temple ni un tombeau. Une société du "moi, je". Régis Debray parle de société du "tout à l'ego", pour ne pas dire le tout de l'ego. C'est une bataille entre deux valeurs : la liberté - j'ai le droit de décider de ma propre vie - et la fraternité. Au nom de ma liberté individuelle, je décide de ma propre mort. Et au nom de la fraternité collective, j'accompagne. Emmanuel Levinas écrivait : "Le visage d'autrui qui souffre m'oblige ou me requiert". Nous sommes en société et nous soutenons et accompagnons depuis la nuit des temps le plus malade, le plus vulnérable, celui qui va partir, le mourant. Et puis, on l'honore avec des cérémonies, des rites et des rituels, des cérémonies du passage qu'on a complètement délaissés. Je me retrouve davantage dans cette société solidaire, fraternelle, que dans celle où dès qu'on sera trop vieux, un peu trop malade, un peu trop handicapé, on va appuyer sur le bouton pour pousser la seringue. Parce que d'abord, économiquement, ça coûte trop cher et qu'on va avoir une société à la limite de l'eugénisme. Les rites et rituels sont fondamentaux. En Afrique, ils pratiquent toutes ces cérémonies. À Madagascar, il y a un rite de retournement des morts jusqu'à un an. Chez nous, on appuie sur un bouton et hop, dégagé !