Un sommeil trop court ou de mauvaise qualité favoriserait le vieillissement cognitif et la maladie d'Alzheimer.
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Bien que les mécanismes mis en jeu restent peu compris, les travaux de recherche expérimentale ont établi qu'un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité accroît le risque de déclin cognitif. Les données épidémiologiques tendent d'ailleurs à faire de l'insomnie un facteur de risque pour la maladie d'Alzheimer. Or, de nombreuses personnes, dont de plus en plus de jeunes, consultent pour insomnies chroniques. À l'origine des plaintes de beaucoup d'adolescents: des comportements qualifiés de "socio-électroniques" liés à l'utilisation en soirée, voire la nuit, de smartphones, tablettes, etc. L'exposition à la lumière des écrans à des heures tardives perturbe les rythmes biologiques veille-sommeil, tandis que l'activité sur les réseaux sociaux et la consommation d'informations sur internet entretiennent l'éveil et peuvent conduire à une forme de dépendance. En lacérant leur sommeil, les jeunes générations accélèrent-elles le vieillissement cognitif qui les touchera tôt ou tard? La question mérite d'être posée. Dans la population générale, s'ajoutent évidemment toutes les catégories bien connues de "mauvais dormeurs", telles les personnes dépressives, anxieuses, en burn-out ou victimes d'un stress post-traumatique. Les apnées et hypopnées obstructives du sommeil représenteraient, elles aussi, un facteur de risque pour le vieillissement cognitif et la maladie d'Alzheimer. Pourquoi? Deux explications, sans doute complémentaires, sont envisageables. Par les fréquents micro- réveils (et réveils) qu'elles induisent, les apnées et hypopnées sont non seulement à l'origine d'une fragmentation du sommeil, mais sont également associées à des diminutions de la quantité d'oxygène disponible dans le sang, ce qui est potentiellement dommageable pour le cerveau. Selon une étude épidémiologique suisse baptisée HypnoLaus (2011), la prévalence du syndrome d'apnées et hypopnées obstructives du sommeil au sein d'un vaste échantillon de la population lausannoise ne serait pas de 5 à 10%, comme on le pensait généralement, mais de 49,7% chez les hommes et de 23,4% chez les femmes. Des chiffres interpellants qui sont sans doute identiques dans toute l'Europe. Publiée en 2016 dans Nature Communications, une étude de l'équipe de Gilles Vandewalle, maître de recherche du FNRS et codirecteur du GIGA-CRC-In Vivo Imaging de l'Université de Liège, avait mis en évidence que la réaction du cerveau à une stimulation change au fil de la journée en raison de la rythmicité circadienne et de la pression de sommeil (le besoin de sommeil induit par la durée de d'éveil). À travers un autre article, publié en 2019 dans Communications Biology, les chercheurs liégeois ont montré expérimentalement que plus la dynamique du fonctionnement cérébral des personnes âgées demeure proche de celle des individus jeunes, meilleures semblent être leurs aptitudes cognitives au cours du vieillissement et moins élevé pourrait être le risque de cheminer vers la maladie d'Alzheimer. "Chez les sujets jeunes, le cerveau devient de plus en plus réactif aux stimulations à mesure que la journée s'écoule", explique Gilles Vandewalle. "Et en cas de veille prolongée, c'est-à-dire lorsqu'on reste actif pendant la nuit, cette réactivité continue à s'accroître. Chez les sujets âgés, les choses sont différentes. En effet, on observe une augmentation de l'excitabilité du cortex chez certains d'entre eux, mais une diminution chez d'autres. Or, que constate-t-on? Que les performances cognitives des seconds sont moins bonnes." Dès lors, on peut supposer que plus la dynamique du fonctionnement cérébral de la personne âgée demeure proche de celle de l'individu jeune, mieux elle préserve les aptitudes cognitives et réduit le risque de maladie d'Alzheimer. Gilles Vandewalle se veut porteur d'une nouvelle encourageante. "Certes", explique-t-il, "il existe une espèce de cercle vicieux dans la mesure où le lien entre le sommeil et la maladie d'Alzheimer semble bidirectionnel. En effet, la présence d'amas de protéines amyloïdes et tau perturbe le sommeil et un sommeil perturbé favorise l'apparition des dépôts protéiques toxiques. Toutefois, les résultats de notre étude se sont avérés indépendants de la quantité de plaques amyloïdes et de dégénérescences neurofibrillaires (agrégats de protéines tau) identifiées par PET scan, même si, conformément aux données de la littérature, la quantité de sommeil apparaissait moindre chez les sujets présentant davantage de dépôts protéiques au niveau cérébral." D'après les résultats expérimentaux obtenus à l'ULiège, la façon dont le cerveau réagit chez une personne éveillée n'est donc pas uniquement dépendante de son intégrité structurelle. "Bien que l'accumulation d'amas de protéines amyloïdes et tau, signature anatomopathologique de la maladie d'Alzheimer, ait une incidence négative sur le sommeil, notre cognition dépendrait en partie d'éléments sur lesquels nous pouvons agir", indique encore Gilles Vandewalle. Par conséquent, il est légitime d'imaginer que des mesures d'hygiène de vie, comme pratiquer de l'exercice physique, aller dormir à heure fixe ou absorber moins de caféine ou autre stimulant en soirée, seraient de nature à favoriser un sommeil de meilleure qualité indépendamment de la présence d'amas protéiques toxiques au niveau cérébral. Par là même, de telles mesures pourraient retentir positivement sur la dynamique du fonctionnement cérébral à l'éveil - une dynamique alors aussi proche que possible de celle observée chez les sujets jeunes - et bonifier de la sorte les performances cognitives. Un sommeil trop court ou de mauvaise qualité fait partie des facteurs de risque sur lesquels une action est possible pour freiner le vieillissement cognitif et/ou réduire la probabilité d'une éclosion de la maladie d'Alzheimer. Au nombre de ces facteurs dits modifiables figurent également la "réserve cognitive" ou encore l'état affectif - des symptômes dépressifs ou une forte anxiété sont associés à un risque accru. Il faut en outre tenir compte de la charge allostatique, usure biologique globale découlant de l'adaptation de notre organisme à l'environnement par l'intermédiaire des systèmes de réponse au stress physiologique. Le prix à payer peut être lourd: diabète, hypertension, excès de cholestérol, inflammation chronique, fonctionnement excessif du système nerveux sympathique. Autant de dérèglements susceptibles de contribuer au vieillissement cognitif et d'augmenter le risque de maladie d'Alzheimer. Ne pas manger trop gras, se relaxer et, nous y revenons, bien dormir constituent vraisemblablement des facteurs protecteurs. Il appartient aux praticiens de conscientiser leurs patients à ce sujet. Si la mécanique des relations entre, d'une part, la durée et la qualité du sommeil et, d'autre part, le risque d'un vieillissement cognitif non optimal ou d'un cheminement vers la maladie d'Alzheimer est imparfaitement cernée à l'heure actuelle, la théorie qui interpelle le plus les chercheurs est assurément celle qui propose une fonction du sommeil restée dans l'ombre jusqu'il y a peu: la fonction glymphatique. Cette dernière consisterait en l'élimination durant le sommeil, par la circulation du liquide céphalorachidien, des substances toxiques accumulées dans le système nerveux central au cours de l'éveil. Dans un article publié en 2013 dans Science, Lulu Xie (Université de Rochester) et ses coauteurs ont montré, tant chez les rongeurs que chez les humains, une accumulation de substances toxiques dans le système nerveux central au cours de l'éveil en raison de l'activité cellulaire qui lui est associée. Il peut s'agir entre autres de lactate, d'énolase, de gaz carbonique, mais également de protéines bêta- amyloïdes et de protéines tau. De cette accumulation résulte une augmentation de la pression osmotique et du volume cellulaire. Selon cet article, l'espace séparant les neurones augmente durant le sommeil et sous anesthésie, parallèlement à la réduction de leur volume. En d'autres termes, les "voies d'évacuation" étant plus largement ouvertes durant le sommeil, c'est à ce moment que les neurones se "vidangeraient" de leurs toxines via les fluides interstitiels intracellulaires qui, selon Xie, aboutiraient dans la circulation sanguine mais d'après les travaux d'une équipe de l'Université de Virginie en 2015, également dans la circulation lymphatique. Depuis, la théorie de la fonction glymphatique du sommeil a été confirmée et approfondie par plusieurs laboratoires. Dès lors, un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité empêcherait la bonne élimination des protéines toxiques à l'origine des lésions caractéristiques de la maladie d'Alzheimer et pourrait potentiellement en favoriser la survenue. Deux questions se posent néanmoins. Primo, un taux élevé de protéines amyloïdes ou tau augmente-t-il de facto le risque de formation de plaques séniles et de dégénérescences neurofibrillaires et, par là même, de développement de la maladie d'Alzheimer? Secundo, un sommeil réparateur efface-t-il les traces d'une nuit d'insomnie?