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"L e concept des anticorps conjugués remonte à quelques décennies déjà", recadre Peter De Waele, consultant auprès de la fondation Fournier-Majoie. "J'ai moi-même consacré ma thèse de doctorat aux anticorps recombinants. À l'époque déjà, nous voulions trouver le moyen d'associer des médicaments à des anticorps qui, une fois dans l'organisme, se dirigeraient droit vers un certain type de cellules - un système qui permettrait de délivrer de façon très ciblée un médicament aux cellules tumorales." Chemin faisant, une série d'innovations technologiques ont permis à ces anticorps conjugués de sauter le pas vers la pratique clinique. " La plus importante est à mon sens la qualité accrue des anticorps recombinants", poursuit le spécialiste. "Leur spécificité et leur affinité se sont améliorées, grâce notamment à l'avènement des anticorps monoclonaux. Cette spécificité plus grande a permis de réduire les effets secondaires, tandis que l'affinité plus étroite a renforcé l'action thérapeutique. Une autre avancée a été le passage d'anticorps murins à des anticorps humanisés et - mieux encore - humains, ce qui a permis d'abaisser sensiblement le risque de réaction immunitaire dirigée contre l'anticorps recombinant. En outre, nous disposons aujourd'hui de plus de données concernant l'expression et les propriétés d'antigènes bien spécifiques au niveau des cellules tumorales, mais éventuellement aussi des cellules saines, ce qui est important pour les effets secondaires." Le premier anticorps conjugué, destiné au traitement de la leucémie aiguë myéloïde, a fait son apparition sur le marché en 2010. Entre-temps, toute une série d'autres ADC ont pu être développés pour lutter principalement contre des tumeurs liquides (leucémie, lymphome, etc.) mais aussi, depuis deux ans, contre des tumeurs solides. La recherche dans ce domaine se focalise actuellement surtout sur les tumeurs mammaires, en ce compris le cancer du sein triple négatif. Il s'agit toutefois là d'un registre d'activité hautement complexe, parce que les ADC sont des molécules d'assez grande taille qui ont donc plus de mal à pénétrer dans les tumeurs solides. Peter De Waele: " Les scientifiques parviennent peu à peu à contourner ce problème en utilisant des anticorps dont l'affinité est plus spécifique. Nous avons aussi fait des progrès au niveau de la qualité des agents de liaison ("linkers"), les structures moléculaires qui lient l'anticorps au médicament anticancéreux proprement dit. Certains sont sécables et seront "coupés" une fois dans la cellule, par exemple par des protéases, et conviennent aux ADC qui pénètrent dans la cellule cancéreuse par le biais d'un endosome. Un agent de liaison qui se scinde facilement libèrera efficacement le médicament dans le milieu intracellulaire, mais certains fonctionnent mieux que d'autres à ce point de vue. Il convient toutefois de préciser qu'il n'est pas toujours indispensable que l'agent de liaison soit sécable. Les ADC sont en effet aussi utilisés pour administrer une radiothérapie de façon extrêmement localisée au niveau de la cellule cancéreuse. Dans ce cas de figure, le traitement agit à la surface de la cellule et il n'est donc pas nécessaire de scinder la molécule radioactive de l'anticorps." " Utilisés dans les règles de l'art, les anticorps conjugués représentent une indéniable plus-value pour le patient, ce qui explique l'intérêt qu'ils suscitent tant dans l'industrie que dans le monde scientifique. Leur trajectoire de développement semble souvent promise au succès: alors que la probabilité globale qu'un médicament au stade préclinique soit un jour utilisé dans la pratique clinique est inférieure à 1%, ce pourcentage est sensiblement plus élevé dans le cas des ADC. À l'heure actuelle, 600 à 700 essais cliniques et précliniques sont en cours pour élargir cette classe." " Le nombre de molécules de l'agent anticancéreux que l'on lie à un anticorps peut varier en fonction de la méthode utilisée", précise Peter De Waele . "C'est ce que l'on appelle le rapport médicament-anticorps (drug-antibody ratio ou DAR). Prenez par exemple le trastuzumab-deruxtecan (Enhertu), dont j'oserais affirmer qu'il s'agit de l'ADC le plus intéressant et le plus fructueux actuellement disponible sur le marché. Son DAR varie de deux à quatre. Il n'est donc pas homogène, puisque le nombre de molécules d'agent thérapeutique par anticorps n'est pas toujours le même." " Il en va tout autrement du polymère utilisé par Mablink Bioscience pour la production de ses ADC. Il s'agit d'une polysarcosine isomoléculaire (monodispersée) de poids moléculaire homogène, de telle sorte que le DAR aussi est homogène. C'est important pour pouvoir comparer différents ADC, puisque l'on dispose ainsi non plus d'une marge mais d'un chiffre univoque. En outre, contrairement à ce qui se passe pour la plupart des autres ADC, cette polysarcosine protège aussi l'agent thérapeutique, avec à la clé une meilleure solubilité et donc moins d'interactions aspécifiques avec des cellules saines." " Concrètement, la polysarcosine entoure le médicament d'une sorte de cocon qui cloisonne très efficacement son effet cytotoxique du monde extérieur et limite ainsi fortement les dommages au niveau des tissus et cellules sains. Ceci explique pourquoi il est possible de lier l'anticorps recombinant à un nombre de molécules thérapeutiques non seulement constant, mais aussi plus important (DAR plus élevé), ce qui signifie évidemment aussi que la liaison d'un seul anticorps recombinant à une cellule tumorale libère une dose thérapeutique supérieure. On administre donc une dose plus élevée de médicaments au prix d'un risque plus faible d'effets secondaires - en clair, on élargit l'index thérapeutique, ce qui offre au médecin une plus grande marge de manoeuvre pour le choix du dosage sans compromettre la sécurité." " Grâce à la polysarcosine, nous pouvons désormais développer des ADC qui étaient autrefois inutilisables en raison de leurs propriétés et de leurs effets secondaires." " La nouvelle génération d'ADC couplés à la polysarcosine n'a jusqu'ici été utilisée que dans des travaux précliniques, mais les résultats sont prometteurs", conclut Peter De Waele . "Reste à attendre les résultats des essais cliniques. J'aimerais encore préciser que la faculté d'enrobage de la polysarcosine pourrait ouvrir la porte à un champ d'application plus large. Il y a en effet d'autres molécules, dont les cytokines, qui sont administrées dans un cocon afin d'en allonger la demi-vie. L'interféron pégylé en est un bon exemple."