Pourquoi ne fait-on pas toujours les bons choix? Pourquoi nombre de nos décisions peuvent-elles être considérées comme irrationnelles? Tel est le thème central du livre très documenté intitulé "Les vacances de Momo Sapiens. Notre cerveau entre raison et déraison" (1), dont l'auteur est le neuroscientifique français Mathias Pessiglione.
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Avant de se prononcer sur le caractère raisonnable ou déraisonnable d'une décision, encore faut-il savoir à quel niveau on se place, car ce qui, à l'échelle collective, peut paraître contraire à la raison peut éventuellement se justifier à l'échelle individuelle, et vice-versa. Directeur de recherche à l'Inserm et responsable du Laboratoire motivation, cerveau et comportement à l'institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM - Paris), Mathias Pessiglione cite à ce propos un exemple d'actualité aux allures de dilemme moral: faut-il cesser d'embrasser sa grand-mère durant une pandémie comme celle du Covid-19? Au niveau collectif, la réponse est assurément oui. Toutefois, si l'on se place au niveau individuel, on peut légitimement aborder la question sous un autre angle: "S'il ne s'agit que de moi et de ma grand-mère, et si je ne le fais rien qu'une fois, la toute petite chance de lui transmettre un virus vaut-elle l'éventualité plus probable de lui infliger un chagrin?", écrit Mathias Pessiglione. Voilà un dilemme difficile à trancher, qui renvoie aux valeurs de chacun et à son intuition des probabilités. L'étude de la rationalité de nos décisions est au coeur d'une nouvelle discipline qui fait appel aux compétentes des économistes, des psychologues et des neuroscientifiques: la science de la décision ou neuroéconomie. "Très schématiquement", indique Mathias Pessiglione, " l'économiste définit les critères de rationalité, le psychologue montre qu'ils ne sont pas respectés et le neuroscientifique essaie d'expliquer pourquoi."Inspirée des travaux d'Adam Smith au 18e siècle, l'économie fait de l'"utilité espérée" le socle de la rationalité. L'individu est censé opter pour la solution susceptible de lui apporter le plus grand accroissement de bien-être en tenant compte de la probabilité que cette issue survienne. Au 20e siècle, la théorie de l'utilité espérée a élargi ses horizons, brisé ses "chaînes économiques" pour s'ouvrir sur une théorie plus générale de la décision, nommée quelquefois théorie du choix rationnel. Parallèlement, le concept d'utilité s'est largement effacé au profit de celui de valeur, du moins dans les neurosciences. En outre, l'équation de base a évolué pour tenir compte de deux éléments initialement négligés dans la théorie de l'utilité espérée. "La valeur doit (...) être pondérée non seulement par sa probabilité, mais aussi par son délai d'occurrence, explique Mathias Pessiglione dans son livre. " Plus exactement, un bénéfice espéré pèsera davantage sur le choix si l'incertitude est faible (on évite les aléas) et si le délai est court (on n'aime pas attendre)." De surcroît, dans une approche rationnelle, il convient de tenir compte des coûts plus ou moins importants que l'individu estime nécessaires, en termes d'effort à fournir et d'investissement en temps, à l'accomplissement de ses actions. Si les coûts de certaines d'entre elles lui semblent prohibitifs, elles seront délaissées. Dans la vie courante, les individus font de nombreuses entorses aux prédictions du modèle rationnel. C'est ici que le psychologue et, dans la foulée, le neuroscientifique ont leur mot à dire. Car comme le souligne Mathias Pessiglione, l' Homo sapiens, contrairement l' "Homo economicus", viole régulièrement les axiomes de rationalité en prenant des décisions sans s'appuyer sur une structure de préférence à la fois cohérente et stable. Son comportement est entaché de biais décisionnels que la psychologie a mis en lumière et dont les neurosciences étudient les soubassements cérébraux. Pour le chercheur de l'ICM, l'être humain ne serait pas un être rationnel, mais un être rationalisant. "Il y a un hiatus entre le cerveau qui prend des décisions et le cerveau qui les observe et les analyse", dit-il. " En d'autres termes, les décisions peuvent être irrationnelles mais rationalisées par la suite. De nombreuses expériences ont assis cette constatation." Dans l'une d'elles, qui a trait à ce qu'il est convenu d'appeler la "cécité au choix", des photos sont soumises deux par deux à chaque participant, lequel doit simplement indiquer, au sein de chacune des paires, le cliché qu'il préfère. Ensuite, l'expérimentateur lui montre à nouveau les photos qu'il est censé avoir sélectionnées. Imaginons qu'entre deux portraits de femmes, l'une blonde, l'autre brune, le sujet ait marqué sa préférence pour la brune. Sournoisement, c'est la photo de la femme blonde que l'expérimentateur lui présentera dans un deuxième temps en lui demandant de motiver son choix. Dans de telles circonstances, la plupart des participants ne se feront pas prier pour trouver des explications qui, en fait, justifieront un choix qui n'est pas celui qu'ils avaient arrêté. Selon la perspective cartésienne, on considère qu'une décision doit être prise à froid. "En réalité", fait remarquer Mathias Pessiglione, " les réactions émotionnelles prédisposent à certaines décisions et le font en général de manière adaptée. Je partage l'avis d'Antonio Damasio quand, dans sa théorie des marqueurs somatiques, il estime que les valeurs qui président à nos choix ne sont pas abstraites, froides mais affectives." Sans émotion, considère en effet Damasio, on ne sait pas ce qui est bon pour soi ou ne l'est pas et l'on prend alors des décisions au petit bonheur. Néanmoins, pour Mathias Pessiglione, cela n'invalide pas le fait que les émotions peuvent parfois entraîner des biais dans la décision, en contrarier la rationalité. Par exemple, il existe, pour des choix monétaires, un biais très répandu baptisé aversion pour la perte ou aversion pour le risque. Quand on demande à quelqu'un s'il préfère recevoir 50 euros ou avoir une chance sur deux d'en gagner 100, il optera dans la majorité des cas pour la première proposition bien que l'espérance de gain soit mathématiquement identique. Et même lorsqu'on réduit à 45 ou 40 euros, le montant de la première option, la plupart des individus continuent à écarter la seconde alors qu'elle possède la meilleure espérance mathématique. Pourquoi? Parce que l'option risquée engendre des émotions négatives comme le regret anticipé, qu'ils veulent donc minimiser. Les amygdales cérébrales, gauche et droite, sont impliquées dans les réactions émotionnelles. Chez des patients où elles sont calcifiées, l'aversion pour le risque monétaire que l'on observe chez les autres participants à l'expérience disparaît. "Les patients font montre d'une plus grande rationalité que les sujets sains dans un contexte de choix monétaires. Si les émotions sont souvent bonnes conseillères, elles ne le sont donc pas toujours", précise Mathias Pessiglione. Le "jeu de l'ultimatum", lui, nous fournit un exemple où une réaction émotionnelle peut conduire à une décision qui apparaît irrationnelle dans une perspective immédiate, mais qui, en fait, est justifiée si l'on se place dans une perspective plus générale. Dans ce jeu, qui met en scène un donneur et un receveur, le premier dispose d'une somme d'argent, soit 10 euros. Il propose au second un partage de cette somme qui peut être soit équitable (5 euros pour chacun), soit déséquilibré (par exemple, 7 euros pour lui, le donneur, et 3 euros pour le receveur). Il appartient ensuite à ce dernier d'accepter le partage, et de se voir alors attribuer immédiatement la somme convenue, ou de le refuser. Dans ce cas, donneur et receveur repartiront les poches vides, l'argent étant remis à l'expérimentateur. "Une analyse économique à courte vue nous enseigne que le receveur doit accepter n'importe quel partage", explique Mathias Pessiglione. " Or, cette façon de définir la rationalité est totalement contredite par le comportement des participants à l'expérience, qui, en moyenne, refusent le partage s'il leur semble trop inéquitable, c'est-à-dire généralement si le donneur leur propose moins de 30% de la somme à répartir."Et d'ajouter: "L'IRM fonctionnelle nous apprend que les offres inéquitables, susceptibles de provoquer les refus, déclenchent l'activité de l'insula, région dédiée aux émotions négatives telles que le dégoût, la déception, la colère, la frustration ou l'humiliation. A priori, on pourrait donc en conclure que le recrutement du cortex insulaire est la cause d'un comportement irrationnel. Mais si l'on analyse la question plus en profondeur, dans une perspective à long terme, refuser l'argent dans le contexte d'un partage inéquitable est une réaction adaptée." En effet, il est bon de dénoncer les injustices, d'éviter de se laisser exploiter, de maintenir des normes de réciprocité. Cette réaction, qui s'observe dans toutes les cultures, a probablement été sélectionnée par l'évolution. "Ce qui peut paraître irrationnel pour la théorie économique de la décision peut paraître adapté à l'aune de la sélection naturelle: le cerveau a ses raisons que la raison ne connaît pas!", souligne Mathias Pessiglione. Nous en donnerons d'autres illustrations dans notre prochain numéro.