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On utilise couramment le vocable de démence fronto-temporale (DFT) pour désigner ce qui apparaît aujourd'hui comme un ensemble d'affections neurodégénératives cognitives et comportementales dont les formes se révèlent très hétérogènes. En quelque sorte, il n'y pas "une", mais "des" démences fronto-temporales. Dans ce contexte d'un élargissement du spectre clinique de la DFT, la terminologie de dégénérescences lobaires fronto- temporales est désormais privilégiée. La prévalence de ces affections occupe la deuxième place des démences neurodégénératives, loin cependant derrière la maladie d'Alzheimer. Si l'on se réfère à l'évolution des classifications nosologiques, elle est probablement sous-évaluée. Selon toute vraisemblance, l'estimation de 15 à 22 cas pour 100.000 personnes, émanant d'études épidémiologiques américaines et européennes, doit être majorée. Il y a une dizaine d'années, on considérait que les DFT pouvaient revêtir trois formes: la variante frontale ou comportementale, la variante sémantique de l'aphasie primaire progressive et la variante non fluente de cette même aphasie. Depuis, trois autres entités sont venues s'y adjoindre, justifiant la recommandation du changement de terminologie susmentionné. Toutefois, l'usage courant garde un profond ancrage dans le vocable de démences fronto-temporales. Les trois formes additionnelles sont le syndrome corticobasal, la paralysie supranucléaire progressive et la démence fronto-temporale (comportementale) associée à une sclérose latérale amyotrophique (SLA) avec laquelle elle peut avoir une cause génétique commune. La plus habituelle est une mutation du gène c9orf72 qui induit la constitution d'agrégats toxiques cérébraux et médullaires de la protéine TAR DNA-binding protein 43 (TDP-43). Essentiellement de coloration comportementale, la variante frontale est la forme la plus classique de DFT. On y observe une modification de la personnalité des patients et de la nature de leurs contacts sociaux. Les uns peuvent perdre toute retenue, balayer les convenances sociales, faire montre d'une jovialité excessive. À l'inverse, les autres sombrent dans le retrait social et l'apathie au point de ne presque plus parler. Les patients relevant de la catégorie caractérisée par une atteinte des facultés d'inhibition sont fréquemment en proie à des stéréotypies motrices, verbales ou alimentaires éveillant l'idée d'un syndrome obsessionnel-compulsif. "Par exemple, certains enfourneront compulsivement d'imposantes portions alimentaires ou même des objets, formuleront sans cesse les mêmes demandes et les mêmes questions ou seront frappés d'écholalie. Et en outre, cela souvent dans un contexte d'anosognosie", précise le Pr Éric Salmon, directeur médical du Centre de recherches du cyclotron (CRC) de l'ULiège et directeur du Centre de jour interdisciplinaire pour les troubles de la mémoire au CHU de Liège. La variante sémantique, elle, est associée à une perte de la connaissance des mots et des objets. Dans un premier temps, la subsistance de conduites automatiques permettra néanmoins au patient de continuer provisoirement à utiliser ces derniers à bon escient. Suivre une conversation, lire ou écrire deviendront des défis impossibles. La prosopagnosie (incapacité à reconnaître les visages) sera régulièrement au rendez-vous, surtout s'agissant de visages de personnes célèbres (la mémoire sémantique étant la première affectée). Troisième entité, la variante non fluente de l'aphasie primaire progressive débute par des difficultés à trouver les mots, à les prononcer correctement et à former des phrases intelligibles. Malgré tout, le patient pourra encore mener une vie relativement normale durant trois à cinq ans environ. À terme, il sera rattrapé par des problèmes comportementaux similaires à ceux rencontrés dans la variante frontale, destin qui s'applique également à la variante sémantique. Restent les trois "nouvelles" variantes reprises dans la classification nosologique des DFT. Le tableau clinique de la paralysie supranucléaire progressive (PSP) fait état de symptômes moteurs (posture instable, rigidité musculaire en hyperextension, troubles des mouvements oculaires...) ainsi que de symptômes dysexécutifs, d'une instabilité de l'humeur, voire de rires et pleurs involontaires. Dans le syndrome corticobasal (SCB), une pathologie frontale consistant en des troubles cognitifs dysexécutifs s'ajoutent, dans quelque 50% des cas, à des troubles extrapyramidaux (akinésie, hypertonie) et apraxiques. Enfin, la variante DFT-SLA est au coeur d'une association entre une SLA et une démence fronto-temporale comportementale. D'après les données de l'Institut du Cerveau (ICM), à Paris, "environ 50% des patients atteints de DFT ont une histoire familiale évoquant une cause génétique". Pour l'heure, on recense plus de vingt gènes dont une mutation serait impliquée. Parmi les formes familiales, il en resterait toutefois quelque 15% pour lesquelles aucune mutation n'a été identifiée à ce jour. Quant à la cause des formes sporadiques, elle demeure énigmatique. Aujourd'hui, les dégénérescences lobaires fronto-temporales sont cependant appréhendées en tant que protéinopathies. Nonobstant, il est extrêmement difficile de démêler l'écheveau. Comme le souligne Éric Salmon, "plusieurs pathologies protéiques peuvent déboucher sur un même tableau clinique, ce qui est de nature à induire des erreurs de diagnostic". Ainsi, une pathologie de type Alzheimer peut se cacher sous une présentation clinique évoquant la variante frontale (comportementale) des DFT. Les DFT touchent indistinctement les hommes et les femmes. Elles apparaissent le plus souvent à un âge présénile - entre 50 et 65 ans. Quelle est l'espérance de vie des patients? Dans la variante frontale, par exemple, elle s'avère plus réduite que dans la maladie d'Alzheimer et peut être évaluée approximativement à cinq ans en moyenne à partir de l'apparition des premiers symptômes. Par contre, autre illustration, l'atteinte de la composante verbale reste généralement isolée durant plus de cinq années dans l'aphasie lentement progressive. "Aussi, l'espérance de vie pourrait-elle s'élever à dix ans, si pas quinze", indique le Pr Salmon. Et d'ajouter: "La plupart du temps, les patients meurent de pathologies intercurrentes. La littérature décrit même des cas de malades décédés de boulimie, par étouffement à la suite de l'ingestion trop rapide d'aliments. Chez d'autres, le désir irrépressible d'ingérer de la nourriture a fait le lit de la prise de poids et de pathologies subséquentes ayant entraîné leur mort. Les décès causés par un accident cardiovasculaire ou une embolie pulmonaire ne sont pas rares et l'ensemble des problèmes qui sont à l'origine du décès des patients Alzheimer peuvent également affecter les malades souffrant d'une DFT." À un stade avancé de sa démence, en effet, le patient perd le contrôle de soi et la conscience de ses problèmes physiques et mentaux, tandis que se détricotent ses liens sociaux. À ce tableau se greffent ses désordres comportementaux, lesquels peuvent déboucher sur des actes inadéquats qui accroissent le risque de maladie et d'accident, donc d'une issue fatale. Le placement en institution dans un milieu sous haute surveillance est une solution envisageable, mais soulève d'autres questions, notamment de nature éthique. Dans les DFT, les proches sont habituellement les premiers à suspecter la présence d'une pathologie et ce, à la lumière d'un changement du comportement, d'une modification de la personnalité ou de difficultés de langage chez le patient. En général, le diagnostic de DFT, différentiel, suppose la réalisation d'examens biologiques, d'une ponction lombaire ou d'un électroencéphalogramme destinés à exclure d'autres encéphalopathies pouvant se manifester de manière assez analogue. Ensuite, il se fonde sur l'étude des symptômes présentés par le patient ainsi que sur des approches complémentaires - tests neuropsychologiques, examen par scanner ou IRM afin d'objectiver une atrophie des régions frontales et temporales, possible analyse génétique en cas de suspicion d'une forme familiale de DFT. Actuellement, aucun traitement ne permet de ralentir l'évolution de ces maladies. Tout au plus peut-on tenter de gérer les symptômes des patients, en particulier leurs troubles comportementaux. Par exemple, des régulateurs du taux de sérotonine pourront être envisagés pour réduire l'agitation et l'irritabilité ou réguler l'appétit. À côté des traitements médicamenteux, une prise en charge pluridisciplinaire s'impose - neurologue, orthophoniste, neuropsychologue... Comme le souligne le site de l'ICM, un accueil en hôpital de jour permet, dans ce cadre, de rétablir des relations sociales et de suivre une rééducation adaptée. Le soutien aux aidants familiaux est également indispensable.